Le Parlement européen pas dupe d'une audition du microcosme des brevets
Mardi 11 octobre 2011, la commission des affaires juridiques (JURI) du Parlement européen a organisé une audition sur le règlement sur le brevet unitaire et l'accord associé sur une cour unifiée des brevets. Bien que les personnes auditées, toutes étroitement liées au « microcosme des brevets », ont eu l'occasion d'exposer leur opinion sur le projet, des eurodéputés ont soulevé le principal enjeu : le degré d’autonomie que l’Union européenne (UE) veut laisser à l’Office européen des brevets (OEB).
Un panel issu du « microcosme des brevets »
Il ne fait aucun doute que les invités à cette audition sont tous des experts renommés du système européen des brevets. Mais ce qui est frappant est qu'ils ont pratiquement tous des intérêts à voir se gonfler la bulle des brevets. Examinons donc la composition de ce panel et le point de vue de chacun des orateurs sur les relations entre le « microcosme des brevets » et les institutions de l'Union européenne.
Le président de l'OEB, Benot Battistellli, a eu la plus longue tribune pendant cette audition : plus d'une demi-heure pour deux heures et demi de discussions, soit un cinquième du temps total. Cela est inquiétant, d'autant plus que nous avions déjà souligné qu'un des défauts principaux de la proposition de la Commission pour la régulation du brevet unitaire était qu'elle était bien trop centrée sur l'OEB. Ici le président de l'OEB, qui s'est comporté comme un commercial qui vendrait sa société comme le leader du marché, a eu tout le temps qu'il voulait pour vendre les avantages d'avoir un accord avec son office. Et il n'a pas manqué l'opportunité de proposer des amendements pour que la régulation corresponde le mieux possible aux besoins de l'OEB. Tout ceci est assez évident dans l'extrait vidéo suivant, où M. Battistelli essayait de rassurer les eurodéputés au sujet des liens entre l'EOB et l'UE :
Ce simple extrait contient de nombreuses erreurs qu'il est nécessaire de corriger afin de ne pas être leurré. Principalement, l'affirmation de M. Battistelli selon laquelle on peut faire appel des décisions des chambres de recours internes de l'OEB devant les tribunaux nationaux, qui à leur tour peuvent saisir la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) d'une question préjudicielle sur le problème en question, est en contradiction directe avec l'avis des avocats généraux de la CJUE, affirmant que :
les décisions de l'OEB en matière de brevets ne sont actuellement susceptibles d'êtres revues que par les chambres de recours internes créées au sein de l'OEB, à l'exclusion de tout recours juridictionnel devant un tribunal externe. Il n'existe pas de possibilité pour la Cour de justice de l'Union européenne d'assurer la correcte et uniforme application du droit de l'Union dans les contentieux qui se déroulent devant les chambres de recours de l'OEB.
Par conséquent, les députés européens devraient plutôt se préoccuper du rôle laissé à l'OEB pour ce qui concerne le cadre législatif et juridictionnel de l'Union. Le conférencier suivant, Stephen F. Jones, un avocat des brevets anglais (associé et responsable du groupe brevets de Baker&McKenzie LLP) a contredit directement le président de l'OEB sur son exemple d'une question préjudicielle concernant Monsanto.
En effet, contrairement à ce qu'avait affirmé Mr. Battistelli, ce cas pratique avait déjà été jugé l'an dernier. De plus, la CJUE aurait pu se prononcer dans cette affaire car elle impliquait une directive européenne sur les inventions biotechnologiques. Mais rien dans la jurisprudence de la CJUE ne clarifie si une question qui porte sur les enjeux de droit substantiel des brevets, qui ne seraient pas par ailleurs inclus dans la législation de l'UE, peut être posée à la CJUE.
Mais continuons avec la présentation des conférenciers invités, avec Pierre Véron, un avocat des brevets français et professeur. M. Véron est également l'ancien président de l'Association des avocats en brevets européens (EPLAW, ou European Patent Lawyers Association), laquelle, comme nous l'avions montré précédemment, peut être vue comme un représentant du « microcosme des brevets ». Dans son introduction, il n'a pas dissimulé comment l'EPLAW est représentée au sein de la commission JURI, Hans-Kleiner Lehne. Cela explique pourquoi, comme nous l'avions déjà noté, M. Lehne était le premier député à mettre en avant officiellement l'opinion d'EPLAW. Il peut être également tenu comme responsable de l'agenda de cette réunion :
Nous reviendrons plus tard sur les arguments de M. Véron, puisqu'ils sont liés à un des enjeux centraux de la régulation sur le brevet unitaire. Mais pour le moment, il est important de noter que le conférencier suivant est aussi une connaisssance du président de la commission JURI. En effet, M. Thomas Kühnen est juge à la Cour d'Appel de Düsseldorf, la plus grande cour d'appel d'Europe pour les litiges de brevets et qui a la réputation d'être plus favorable aux détenteurs de brevets. Klaus-Heiner Lehne n'est pas seulement un député européen allemand conservateur, il est également employé par le cabinet d'avocats de Düsseldorf Taylor Wessing. En d'autres termes, M. Lehne est susceptible de conseiller des clients sur des affaires jugées par M. Kühnen. Cela pourrait expliquer pourquoi le président de la commission JURI a présenté le juge avec déférence, alors que les autres conférenciers ont été présentés plus simplement :
Il faut aussi noter, comme l'a mentionné M. Lehne dans son introduction, que certains membres du commité JURI ont été invités en mai 2001 à visiter la cour de Dusseldörf et ont rencontré le juge Kühnen à cette occasion. Cela est très important puisque les travaux actuels sur l'accord pour une cour unifiée des brevets, pour lequel Klaus-Heiner Lehne a été nommé rapporteur pour donner l'avis du Parlement européen, établissent cette juridiction unifiée des brevets sur le modèle du système allemand des brevets. Avec par exemple une séparation des litiges concernant la validité des brevets de ceux portant sur les contrefaçons ou encore la participation de juges techniques en plus de magistrats juridiques.
L'intervenant suivant était l'économiste Bruno Van Pottelsberghe, qui est apparemment l'un des économistes favoris de la Commission sur les sujets relatifs aux brevets. On peut déplorer que M. Van Pottelsberghe n'ait pas saisi l'opportunité de son audition pour mettre en garde les eurodéputés contre l'abandon de trop de pouvoirs à l'OEB, comme il a pu l'écrire dans un récent article :
On pourrait par conséquent critiquer que le Conseil d'administration favorise davantage la quantité plutôt que la qualité des brevets, car cette stratégie est censée rapporter des revenus aux offices nationaux des brevets et entretenir leur demande nationale de brevets.
Enfin, le dernier intervenant était Thierry Sueur, président du groupe de travail sur les brevets de BUSINESSEUROPE1. Il est également membre du conseil d'administration de l'office Français des brevets, président du groupe de travail sur la propriété intellectuelle de l'organisation patronale Française (MEDEF), vice-president sur la propriété intellectuelle et sur les affaires européennes et internationales d'AIR LIQUIDE et président du Groupe Français de l'Association Internationale pour la Protection de la Propriété Intellectuelle. Pour faire court, M. Sueur est en fait un membre célèbre du microcosme des brevets et a été un des plus infatigables promoteurs de la brevetabilité du logiciel en Europe. Il est principalement connu comme étant Monsieur « Je suis l'Industrie » car dans ses apparitions publiques il représente systématiquement ses opinions comme étant celles de l'industrie en général. Et son audition n'a pas fait exception à la règle, alors que M. Sueur ne représente par le point de vue de l'industrie, mais au plus celle de ses départements légaux.
La supervision de la politique des brevets par l'UE ou par l'OEB
Avec un tel panel, il ne fallait pas s'attendre à grand chose. Effectivement, la plupart des intervenants se sont attardés à longuement couvrir d'éloges la mise en place d'un brevet unitaire en même temps qu'une cour unifiée des brevets. Mais au milieu du babillage commercial ambiant, un point majeur a été levé par le rapporteur fictif du groupe libéral (ALDE), Cecila Wikström :
La question de l'eurodéputée Suédoise est quelque peu ambiguë. D'une part, elle se fait l'écho d'une des modifications suggérées par l'EPLAW de déplacer les articles 6 à 9 depuis la régulation du brevet unitaire vers l'accord sur la cour unifiée des brevets. Cependant, sa question a mis le doigt sur le principal problème de cette régulation : le degré de contrôle sur la politique des brevets qui est soit laissé à l'OEB, soit gardé sous la responsabilité des institutions démocratiques de l'UE.
L'EPLAW a justifié le déplacement des articles 6 à 9 de la régulation du brevet unitaire vers l'accord sur la cour unifiée des brevets comme suit :
Il ne devrait pas y avoir de règles de l'UE pour la contrefaçon de brevet. L'erreur de rédaction la plus sérieuse réside dans l'inclusion des articles 6 à 8 dans la proposition de règlement. On peut trouver une formulation identique de ces règles dans les articles 14 septies, 14 octies et 14 nonies du projet d'accord. Ces articles (sur les « contrefaçons directes », les « contrefaçons indirectes » et les « limitations » définissent le droit matériel sur les contrefaçons de brevets, en se basant sur les dispositions correspondantes de la Convention sur le brevet communautaire. L'inclusion de ces règles matérielles dans la proposition de règlement en fera des règles du droit de l'Union, avec comme résultat qu'il faudra s'attendre à un nombre imprévisible de saisines de la CJUE dans un domaine qui est souvent au centre des litiges sur les brevets.
C'est la requête principale de l'EPLAW – et par extension, du « microcosme des brevets » – : ils ne veulent pas que la CJUE mette son nez dans leurs affaires de brevets. La raison en est très simple, comme M. Véron l'a dit lors de son audition :
En d'autres termes, le « microcosme des brevets » veut une juridiction d'exception, sans juge ordinaire mais uniquement avec des membres de leur microcosme, afin de pouvoir prédire les résultats des litiges. Et, au cas où ça ne soit pas assez clair, M. Véron a insisté que c'était plus important que d'avoir un jugement équitable :
Heureusement, les quelques eurodéputés ayant assisté à l'audition n'ont pas semblé convaincus par cette rhétorique. L'eurodéputée autrichienne des Verts, Eva Lichtenberger, a très justement pointé le fait que la délivrance d'un brevet unitaire a été déléguée à un organisme non européen :
Et la députée socialiste française Françoise Castex a fait clairement comprendre que la régulation du brevet unitaire n'a pas d'autre choix que de ramener le rôle de l'OEB et le brevet unitaire lui-même sous les auspices du droit de l'Union :
La réponse du président de l'OEB à ces inquiétudes vaut la peine d'être entendue :
Cette réponse est clairement trompeuse ! Comme nous l'avons déja démontré et contrairement aux affirmations de M. Battistelli, le seul moyen de garantir que les actes délégués à l'OEB puissent être examinés par la CJUE est de réaffirmer l'autonomie du brevet unitaire.
On peut noter par ailleurs que M. Battistelli a ici répété la novlangue de l'OEB pour justifier que l'organisation ne délivre pas de brevet sur les « logiciels en tant que tels », ce qui signifierait qu'il y a des logiciels qui ne sont pas « en tant que tels » et qui pourraient donc à ce titre être brevetables. Malheureusement pour le président de l'OEB, des affaires récentes dans le droit des brevets ont prouvé que les brevets sur des pures fonctionnalités logicielles ont été accordées par l'OEB et ont entraîné des distortions de concurrence sur le marché néérlandais des smartphones.
Mais une fois de plus, le président de l'OEB n'est pas parvenu à convaincre les eurodéputés, comme Mme Lichtenberger l'a formulé à la fin de l'audition : le système des brevets proposé souffre d'un manque de contrôle démocratique.
Ce que nous pouvons apprendre de cette audition est que les amendements que nous proposons sont plus que jamais nécessaires pour répondre aux inquiétudes des députés européens. En particulier, notre amendement n°3, en proposant de réaffirmer l'autonomie du brevet unitaire, permettrait de clarifier quels enjeux du droit substantiel des brevets sont soumis à la supervision démocratique de l'UE. Nous encourageons les citoyens européens à contacter les eurodéputés pour leur demander de soutenir ces amendements et pour demander une nouvelle audition afin de présenter d'autres points de vue.
- 1. D'après Wikipedia, BUSINESSEUROPE - la confédération des entreprises européennes – anciennement l'Union des industries de la communauté européenne (UNICE), est une association européenne d'entreprises et d'employeurs basée à Bruxelles, dont les membres sont 41 fédérations centrales d'industriels et d'employeurs de 35 pays.