L'Union européenne sous la menace des brevets, une tribune de D. Cohn-Bendit et M. Rocard
Le 4 juillet, en se penchant sur la question du brevet unique européen, les eurodéputés ont l'occasion de réaffirmer l'autonomie de l'Union à décider de sa politique de l'innovation, préviennent Daniel Cohn-Bendit et Michel Rocard : « Il en va de l'impérieuse nécessité pour une Europe souffrant d'un déficit démocratique croissant, de ne pas se défausser au profit d'un organisme, l'Office des brevets de Munich, dont la mission n'est pas d'œuvrer à l'intérêt supérieur des entreprises et des peuples européens. »
Il n'est pas que sur les questions monétaires que l'Union européenne connaît des tensions entre États membres. Les dissensions se multiplient dans des domaines d'apparence plus techniques, mais sur lesquels les décisions laborieuses de Bruxelles ont également un impact significatif sur le quotidien des citoyens et des entreprises. La réforme du système européen de brevets, actuellement en discussion, en est une illustration parfaite, trahissant un désengagement progressif de la politique communautaire au profit d'intérêts économiques particuliers.
Depuis plus de soixante ans, l'Union tente de se doter d'un système de brevet communautaire, censé encourager l'innovation et renforcer ainsi la compétitivité des entreprises européennes. Car, si aujourd'hui l'examen permettant de délivrer un brevet en Europe est centralisé à l'Office de Munich, le monopole ainsi accordé aux inventeurs ne s'exerce ensuite que pays par pays. Cet éclatement entraîne une multiplication des coûts associés aux traductions nécessaires et au payement de taxes de renouvellement à chaque office national. Tout le monde s'accorde donc sur le principe d'établir un brevet unique pour l'ensemble de l'Union européenne, accompagné d'une juridiction unifiée à même de faire valoir les droits associés à un tel brevet unitaire. Mais la mise en œuvre proposée par la Commission européenne suscite controverses et questionnements sur les entorses aux principes fondateurs de l'Union.
Tout d'abord, l'Italie et l'Espagne se sont vigoureusement opposées à ce que l'anglais, l'allemand et le français puissent être les seules langues de ce nouveau brevet de l'Union. La Commission et les autres États membres ont alors choisi en décembre 2010 de contourner l'exigence d'unanimité sur les questions linguistiques en décidant de légiférer selon la procédure de coopération renforcée. Ce dispositif existe dans le droit de l'Union depuis le Traité d'Amsterdam et s'est développé avec les élargissements européens successifs. Sa raison d'être est de permettre à une Europe aujourd'hui à vingt-sept d'avancer sur des sujets quand bien même certains États membres ne réuniraient pas encore toutes les conditions pour mettre en œuvre les réformes occasionnés au même rythme que les autres. Mais dans le cas du brevet unitaire, la procédure de coopération renforcée n'est absolument pas utilisée pour qu'un groupe d'États ne soit pas freiné par d'autres qui auraient vocation à rejoindre ultérieurement les précurseurs. Au contraire, elle est un moyen de s'affranchir d'une exigence d'unanimité alors que les raisons invoquées par l'Italie et l'Espagne ne sont pas contextuelles ou conjoncturelles, mais bel et bien politiques et peu enclines à évoluer. Ces deux derniers pays sont exclus du brevet unitaire et ont initié au printemps 2011 une requête en annulation de la procédure de coopération renforcée devant la Cour de justice de l'Union européenne.
Cela n'a pas empêché la Commission, les vingt-cinq États participant à cette coopération renforcée et les députés rapporteurs pour le Parlement de faire avancer le dossier à marche forcée et au pas de course. De leurs négociations à huis clos, seul à transpiré le fait qu'un accord avait été trouvé début décembre 2011. Le Conseil avait prévu de l'approuver quelques jours plus tard, organisant pour l'occasion une cérémonie d'inauguration à Varsovie avant la fin de l'année. Mais finalement cette dernière a dû être annulée, officiellement à cause d'un désaccord entre Munich, Londres et Paris se disputant le siège de la nouvelle cour unifiée des brevets. Parallèlement, sous la pression des rapporteurs brandissant la menace d'un échec complet si les textes n'étaient pas adoptés conformément à ce qui avait été négocié avec le Conseil, la commission des affaires juridiques du Parlement européen a repoussé tous les amendements autres que ceux entérinant ces négociations.
D'une part, ce vote les yeux fermés met à mal le rôle de législateur du Parlement. D'autre part, il soulève un problème sur le fond du texte ainsi accepté. En effet, ce que les députés européens de la commission parlementaire ont avalisé revient à laisser davantage d'autonomie à l'office de Munich, organisme non soumis au droit de l'Union, gouverné en majorité par les dirigeants des offices de brevets nationaux et se finançant grâce aux taxes sur les brevets qu'il décide d'accorder. Or, rien dans les traités n'interdit à l'Union européenne d'intervenir politiquement sur les décisions de l'Office des brevets de Munich. Au contraire : en choisissant de déléguer la délivrance des brevets unitaires à un organisme extérieur à l'Union, celle-ci a pour obligation de le soumettre aux mêmes contrôles que si ces brevets avaient été octroyés par une agence de l'Union. La Cour de justice de l'Union européenne ne se privera pas de sanctionner un tel manquement aux règles communautaires. À moins que des amendements ne viennent réintroduire la primauté du pouvoir décisionnel de l'Union. Or de tels amendements avaient été déposés pour ce premier vote en commission des affaires juridiques mais ils ont été rejetés sans même être examinés !
Ces amendements ont été à nouveau déposés pour le vote de l'ensemble du Parlement européen en séance plénière ce mercredi 4 juillet 2012. Il importe que les législateurs ne fuient pas leurs responsabilités. Ce vote est l'ultime occasion de réaffirmer l'autonomie de l'Union à décider de sa politique de l'innovation. Il en va de la légitimité institutionnelle et juridique du brevet unitaire. Et au-delà, de l'impérieuse nécessité pour une Europe souffrant d'un déficit démocratique croissant, de ne pas se défausser au profit d'un organisme, l'Office des brevets de Munich, dont la mission n'est pas d'œuvrer à l'intérêt supérieur des entreprises et des peuples européens.
Cette tribune a été initialement publiée par Mediapart