Pourquoi le Conseil européen a tué toute viabilité d'un brevet de l'UE
Vendredi 29 juin 2012, le Conseil européen est parvenu à un accord entre les chefs d'État et de gouvernement sur un brevet unitaire et la juridiction unifiée des brevets l'accompagnant. Mais, sous la pression du gouvernement britannique, ce compromis a été conclu au prix d'une élimination de tout contrôle de la Cour de justice de l'Union européenne sur le droit des brevets, via la suppression de disposition dans le règlement sur le brevet unitaire. Cependant, le droit de l'Union ne permet pas un tel abandon. Par conséquent, l'accord obtenu par le Conseil européen est voué à être purement et simplement annulé.
L'Union européenne est habilitée à mettre en place un brevet unitaire grâce à l'article 118, premier alinéa du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), qui est ainsi rédigé :
Dans le cadre de l'établissement ou du fonctionnement du marché intérieur, le Parlement européen et le Conseil, statuant conformément à la procédure législative ordinaire, établissent les mesures relatives à la création de titres européens pour assurer une protection uniforme des droits de propriété intellectuelle dans l'Union, et à la mise en place de régimes d'autorisation, de coordination et de contrôle centralisés au niveau de l'Union.
Dans la proposition de règlement sur le brevet unitaire, l'article 6 définit ce qui constitue une contrefaçon directe à un brevet unitaire, l'article 7 ce qui constitue une contrefaçon indirecte, l'article 8 les limitations aux droits conférés par un brevet unitaire et l'article 9 l'épuisement de ces droits. Ces articles définissent un sous-ensemble minimal du droit matériel des brevets. Les supprimer du règlement revient à abandonner toute base matérielle pour le brevet unitaire. Ceci ferait indubitablement sortir le règlement hors de la base juridique de l'article 118.1 TFUE.
Cette opinion est partagée par le président de la commission des affaires juridique (JURI) du Parlement européen, le conservateur allemand Klaus-Heiner Lehne, qui a rejeté une proposition visant à supprimer du règlement les articles 6 à 9, lors dune réunion de la commission JURI le 21 novembre 20111 :
Et la Commission a dit très clairement, enfin le service juridique de la Commission a pris très clairement position, et d'ailleurs ça semble être l'avis majoritaire au Conseil : ils ont dit qu'il y avait un certain risque, à savoir que si on retirait ces articles du règlement, on risquait de ne plus pouvoir se baser sur la même base juridique. Parce que la base juridique vise la propriété intellectuelle et si on ne dit plus rien sur la propriété intellectuelle et bien, à ce moment-là , est-ce qu'on peut garder la même base juridique ? À cela s'ajoute le fait qu'entre les lignes de l'avis de la Cour, on peut très bien lire que pour la Cour de justice, il est important de garder ses prérogatives. Et, probablement, qu'elle va regarder de très très près ce que l'on dit à cet égard-là . Il y a donc différents intérêts en cours. D'un côté, il y a ceux qui veulent avoir un droit des brevets tout à fait applicable, et je comprends très bien que pour la plupart de ceux qui s'occupent de cela, ils trouvent que la Cour de justice est plutôt gênante parce qu'elle ne comprend pas très bien. Et d'un autre côté, on a les experts en matière de droit communautaire qui ont un problème, parce qu'ils disent : « si c'est du droit communautaire, à ce moment-là le dernier ressort c'est la Cour de justice. Donc la Cour de justice doit participer à tout ce processus ». Et nous, on est situé quelque part entre les deux. Donc, je suis sûr que la question continuera à être discutée, mais à mon avis, et je pense que Monsieur Rapkay est d'accord vu qu'il a opiné du chef, moi je pense que pour réduire le risque juridique, on devrait laisser ces articles dans le règlement. Mais il faut les mettre dans le règlement, mais également dans le document de la Cour. À mon avis, ce serait la solution la plus sûre, parce qu'on éviterait ainsi le maximum d'erreurs. Même si, par la suite, il risque d'y avoir des cas qui demandent une nouvelle interprétation de la Cour de justice. Mais enfin, bon, je ne sais pas si Monsieur Rapkay souhaite intervenir encore une fois dans la discussion, parce les choses me semblent assez claires.
Le rapporteur socialiste allemand pour ce règlement, Bernhard Rapkay, a appuyé cet avis lors de la même réunion2 :
Très brièvement. Le premier problème, c'est qu'il y avait une autre manière de voir les choses. Et le Conseil a demandé à la Cour de justice de donner un avis sur la compatibilité avec le droit communautaire. Et le résultat, c'est que la Cour de justice a constaté que ce n'est pas toujours compatible avec le droit communautaire et que du coup, il faut changer les choses, notamment la question des procédures de présentation. Bon, moi je l'accepte, je comprends tout à fait que l'on dise : maintenant on va donner encore plus de tâches [à la Cour pour qu'elle] vérifie notamment la compatibilité avec le droit communautaire. Et si on faisait autrement, à ce moment-là j'ai également certaines craintes. Je me dis qu'on verrait que ce n'est pas compatible avec le droit communautaire et que, du coup, tout ce travail aurait été fait pour rien. Donc j'ai effectivement des craintes, je crains effectivement que l'on ne peut éviter le scénario catastrophe si on enlève tout ce qui est vraiment matériel et pratique. À ce moment-là , on a un grand cadre qui n'est doté de rien. Mais ce n'est pas comme ça que l'on devrait agir en tant que législateurs. Si on regarde les différents articles, on voit justement que dans ces articles, on décrit de quoi il s'agit. Et enlever ça, je trouve que ça pose problème.
Et pour ce qui est maintenant de l'avis unitaire des spécialistes, moi je me permets toujours encore de donner une évaluation politique de la question. Ensuite, moi je peux demander à d'autres ce qu'ils en pensent et eux seront tout aussi unis que la position qu'on nous présente ici. Alors, dire que tous les spécialistes, tous les experts, quels qu'ils soient, sont du même avis et pense qu'il faut faire x, c'est-à -dire enlever ces articles, me semble être une vision erronée de la question. Parce que je connais également toute une série d'experts qui ne disent pas forcément le contraire, mais qui sont d'un avis contraire. Et ceux à qui j'ai posé la question m'ont dit : « oui, ça ne sert à rien d'enlever ces articles » et il y en avait de toute façon beaucoup qui pensaient qu'il n'était que juste de les laisser, sous quelque forme que ce soit. Donc il ne faut vraiment pas donner l'impression que tous les experts sont d'accord. Madame Wikström a dit : « mais qui sommes-nous pour nous opposer à tous ces spécialistes ? ». Mais tous ces spécialistes ne souhaitent pas supprimer ces articles. Il y a certains experts qui souhaitent les supprimer et pas d'autres. Il y a toujours des intérêts cachés chez les uns et chez les autres. Moi j'ai par exemple reçu des lettres de l'association allemande des traducteurs, qui m'ont dit : « c'est n'importe quoi ce que vous faites, le système des trois langues, etc. on a besoin de toutes les langues ». Bien sûr je les comprends. Je comprends pourquoi ils demandent ça. Mais nous, on n'est pas là pour soutenir l'association des traducteurs allemands et leur garantir une subsistance. Donc, je sais que ceux qui défendent certaines positions ne le font pas simplement comme ça, qu'ils ont également des intérêts cachés et je peux même deviner quels sont les intérêts que cela recèle. Je sais très bien quels sont les intérêts des uns et quels sont les intérêts des autres et pourquoi ils proposent telle ou telle solution. Mais enfin ce qui est clair, c'est qu'il faut prendre des décisions politiques et c'est pour cela qu'à mon avis on ne devrait pas modifier la structure, l'architecture de la question. Les complications, les implications concernant la juridiction et d'éventuels recours, ça c'est autre chose. Et effectivement, moi je ne suis pas suffisamment expert en la question. Donc il faudrait peut-être poser la question au rapporteur. Moi je ne suis pas vraiment expert, je ne suis pas juriste, c'est pour ça que j'écoute beaucoup les experts. Mais enfin, il y a quand même beaucoup de commentaires juridiques qui ont été faits là -dessus. Et ces commentaires divergent quand même, ils ne sont pas si unanimes que ça. Et ce qu'il reste à faire, c'est prendre une décision politique.
Ces deux députés européens ont mentionné un avis du service juridique de la Commission, qui explique3 :
L'article 118 (1) TFUE est la base juridique pour des « mesures relatives à la création de titres européens pour assurer une protection uniforme des droits de propriété intellectuelle dans l'Union ».
Sans les articles 6 à 8 du règlement sur le brevet unitaire, celui-ci n'établirait pas de droit de propriété intellectuelle assurant une protection uniforme puisqu'on laisserait entièrement le soin aux États membres de déterminer les droits d'un propriétaire d'un brevet européen à effets unitaires : toute question sur ce qu'un propriétaire de brevet pourrait en faire serait déterminer par le droit national.
Comme la Cour l'a statué dans l'affaire C-350/92, un nouveau droit de propriété intellectuelle créé par l'Union, tel que la marque communautaire « se superpose aux droits nationaux » et ne consiste pas seulement en une simple harmonisation des droits nationaux. En l'absence des articles 6 à 8, aucun droit ne se superposerait aux droits nationaux (et rien ne serait harmonisé à ce sujet)
En outre, selon la jurisprudence de la Cour, lorsque l'Union a légiféré sur un sujet, les États membres renoncent à leur compétence de régulation sur le même sujet, à moins de compléter le règlement de l'Union sur des points subordonnés ou pour son exécution. Comme dit précédemment, les points régulés par les articles 6 à 8 du règlement sur le brevet unitaire constituent le noyau de la protection par brevet et ne peuvent donc pas être considérés comme des points subordonnés. Ainsi, les États membres ne sont désormais plus compétents pour réguler. En effet, si les États membres avait la compétence de déterminer l'étendue de la protection par brevet, l'effet unitaire de cette protection serait menacé puisque chaque État membre pourrait matérialiser cette protection de manière différente. Lorsque les États membres ne peuvent pas réglementer individuellement, il est de jurisprudence constante qu'ils ne peuvent pas non plus le faire ensemble en dehors du cadre de l'Union.
Le caractère exclusif et uniforme d'un règlement de l'Union constitue l'essence de l'ordre juridique de l'Union.
En outre, toutes les études universitaires indépendantes ont confirmé qu'un retrait des articles 6 à 8 du règlement sur le brevet unitaire constituerait une impasse juridique.
Hanns Ullrich, de l'Institut Max Planck, a expliqué pourquoi une telle suppression a été rejetée à juste titre par la commission parlementaire aux affaires juridiques4 :
Il faut remarquer que cette matérialité et cette uniformité ne peuvent être maintenues par la transposition des articles 6 à 9 de la proposition d'un règlement sur le brevet unitaire vers le projet d'accord sur une Cour unifiée des brevets – transposition proposée par une résolution des 28/29 octobre 2011 de l'« association des juges en propriété intellectuelle Association », sous la bruyante présidence de R. Jacob, et appuyée par un avis donné par Kraßer pour l'association des avocats en brevet européen (EPLAW, tous ces documents sont disponibles sur http://www.eplawpatentblog.com/). Ce lobbying a été relayé dans la commission parlementaire des affaires juridiques par l'eurodéputée Wickström (voir la commission aux affaires juridiques du Parlement européen, projet de rapport Rapkay, EP Doc 2011/0093 (COD) du 27 octobre 2011, amendements 65 à 67), mais cette initiative a été rejetée, pour de bonnes raisons. Non seulement cette proposition vide le premier alinéa de l'article 118 TFUE de sa substance et fait passer le brevet unitaire au-delà de l'autorisation donnée par le Conseil pour une coopération renforcée, puisque cet accord doit être conclu entre les seuls États membres en tant que convention internationale hors du cadre de l'UE. Mais plus encore, cela signifie également que toute la matérialité du brevet unitaire serait dérivée du droit international public et, par conséquent, bien que faisant partie du cadre réglementaire du marché intérieur, serait hors de portée de l'UE en ce qui concerne d'éventuelles modifications futures, ainsi qu'au-delà de la portée et de la surveillance de la CJUE. Ce dernier point, bien entendu, est précisément l'objectif de l'initiative des juges, les raisons invoquées étant les craintes de retard dans les procédures d'infraction, et, en effet, que « les décisions de la CJUE, qui n'est pas spécialiste en brevets, ne sauraient être claires », et que « tout l'intérêt de créer une cour spécialisée des brevets pour l'Europe serait perdu » (Jacob, ibid.). Cela montre que l'on essaye à tout prix d'échapper à la législation européenne. Toutefois, le but de l'article 118 du TFUE, est précisément de conférer à l'UE le pouvoir de mettre en place un système de propriété intellectuelle et une politique qui lui soient propres. La disposition n'a pas été mise en place pour permettre à l'UE de déléguer cette politique aux États membres. À cet égard, la coopération renforcée ne fait aucune différence. En revanche, cette coopération doit être également mise en œuvre dans le cadre de l'UE, puisque son objectif est d'intensifier l'intégration du marché en vue de s'étendre à l'ensemble de l'UE.
Thomas Jaeger, également de l'Institut Max Planck, a renchéri, en qualifiant cette tentative de schizophrénique et vouée à l'échec, quel que soit le niveau de détail avec lequel les dispositions du droit matériel des brevets sont énoncées dans le règlement sur le brevet unitaire5 :
Alors que l'initiative de juges en brevets ne peut guère obtenir l'effet désiré, puisque la CJUE sera nécessairement compétente pour statuer sur la portée et les effets d'un droit basé sur une législation de l'UE en dernière instance, indépendamment du niveau de détail auquel ces effets sont énoncées dans le règlement correspondant, elle n'en est pas moins une preuve de la tentative quelque peu contradictoire et presque schizophrénique d'ancrer, d'une part, l'effet unitaire dans le droit de l'UE en vertu de la base juridique conférée par l'article 118 du TFUE, tandis que, d'autre part, on essaye de dissocier autant que possible le brevet de la nature et des institutions de l'ordre juridique communautaire.
Même si une suppression manifestement illégale a été poussée par la délégation britannique, la commission de contrôle parlementaire du Royaume-Uni a cependant tiré la conclusion suivante6 :
Il existe cependant, selon notre avis, une inéluctabilité à leur inclusion. Bien que les arguments du professeur Kraßer et de Robin Jacob nous semble fondés sur le plan du droit des brevets, les contre-arguments de la Commission sur ce qu'exige de mettre en œuvre l'article 118 TFUE semblent refléter la conviction profonde des institutions de l'UE, y compris de la Cour de justice, sur le plan du droit de l'UE. Ceci amène à se demander si l'incorporation d'un régime de brevet unitaire au sein de l'UE puisse jamais être viable.
En fin de compte, au vu de tous ces avis concordants, la décision du Conseil européen semble n'être rien de plus qu'un effet d'annonce. Si le projet de brevet unitaire se conformait à cette décision, le règlement ne pourrait voir le jour en vertu du droit de l'UE.