Seul Gandalf peut protéger l'Europe du brevet unitaire
Maintenant qu'en dépit de tous les problèmes juridiques, politiques et économiques, le Parlement européen a approuvé, comme prévu, le règlement concernant le brevet unitaire, il est temps de prendre du recul sur ce combat législatif. Le brevet unitaire a encore une longue route devant lui avant de devenir applicable. Il est probable que ce ne soit qu'un enfant mort-né. En attendant, la menace plane sur l'innovation et la croissance européennes. Il est temps à présent de voir si les pouvoirs magiques de Gandalf peuvent contrer les forces obscures du Mordor et par quel moyen.
Traduction française par Pavi et Thérèse
Introduction hobbitienne
Je suis un hobbit. Je suis un hobbit avec un hobby : je code et j’utilise des logiciels. Et j’aime profiter des possibilités offertes par les logiciels et Internet pour déplacer l’équilibre des pouvoirs décidant de qui peut exprimer son opinion. Mais les brevets logiciels menacent mon hobby ! J’ai donc un nouveau hobby : empêcher les brevets logiciels d’empêcher chacun d’avoir un accès complet à ces possibilités. J’ai été très impliqué, entre 2003 et 2005, dans la lutte contre la directive de l’Union européenne (UE) sur les brevets logiciels. Cette lutte a été gagnée. Puis j’ai lutté contre les plans du microcosme des brevets visant à mettre en place un tribunal spécialisé pour faire valoir les droits sur les brevets logiciels. Cette lutte été gagnée, par deux fois. La première fois quand le projet appelé EPLA (accord européen sur les litiges en matière de brevets), rédigé au sein de l’Office européen des brevets (OEB), a été rejeté par le Parlement européen (PE). La seconde fois quand la soi-disant « Juridiction unifiée du brevet européen et du brevet de l’UE » (EEUPC) proposée par le Conseil de l’UE a été tuée dans l’œuf par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE).
Mon intérêt pour le paquet du brevet unitaire était double. Premièrement, il était très lié à l’installation d’un régime de brevet surpuissant, évidemment favorable aux titulaires de brevets et sous l’unique gouvernance du microcosme des brevets, c’est-à-dire octroyé par l’Office européen des brevets (OEB), administré par un soi-disant « comité restreint » du conseil d’administration de l’Organisation européenne des brevets (EPOrg), composé majoritairement des dirigeants des offices nationaux des brevets, et appliqué par un tribunal des brevets, composé de juges judiciaires des brevets épaulés par de soi-disant « juges techniques des brevets » qui sont des ingénieurs avec une formation basique en droit des brevets, sans rien pour empêcher que ces juges soient choisis parmi les membres de l’OEB. En bref, tout dans le paquet du brevet unitaire était combiné pour abandonner les problèmes de brevets au microcosme des brevets. Puisque la brevetabilité du logiciel résultait de la jurisprudence développée par l’OEB et suivie progressivement par les juges spécialisés des tribunaux nationaux des brevets, un tel isolement du brevet unitaire entre les mains du microcosme des brevets était susceptible d’entériner les pratiques de l’OEB considérant les brevets logiciels comme valides. Cette prévision était solidement fondée sur l’exemple du tribunal des États-Unis spécialisé en matière de brevets (la Cour d’appel du circuit fédéral, CAFC) ; on a en effet assisté, depuis sa mise en place il y a 30 ans, à sa main-mise progressive sur le système de brevets, avec un préjugé en faveur des titulaires de brevets et une expansion continue de la brevetabilité.
Deuxièmement, j’ai vu dans le règlement concernant le brevet unitaire une opportunité pour le législateur de l’UE d’introduire des règles claires excluant le logiciel de la brevetabilité. Comme je l’ai dit, c’est l’OEB qui a en premier lieu contourné l’exclusion des programmes d’ordinateurs de la brevetabilité, explicitée dans la Convention sur le brevet européen (CBE). Le Parlement européen a déjà refusé par deux fois, en 2003 et 2005, d’inscrire les pratiques de l’OEB dans la loi. Mais puisqu’aucune loi de l’UE n’a été votée, l’OEB a continué à octroyer des dizaines de milliers de brevets logiciels. Comme la Grande chambre de recours, plus haute autorité quasi-judiciaire de l’OEB, l’a déclaré elle-même : « Quand le développement juridique conduit par le judiciaire atteint ses limites, il est temps que le législateur prenne le relais. » Le règlement concernant le brevet unitaire représentait pour les législateurs de l’UE cette opportunité de « prendre le relais ». Par ailleurs, puisque ce projet avait été initié comme moyen de mettre en place un véritable brevet de l’UE, ç’aurait dû être une priorité de définir clairement un droit matériel des brevets, et en particulier des règles de brevetabilité.
Voilà les raisons pour lesquelles j’ai créé le site web brevet-unitaire.eu et que je me suis beaucoup impliqué dans le suivi de ce règlement.
Qu’est-il arrivé ? Les nains du Parlement européen ont esquivé leurs responsabilités
L’étape législative a été un échec. Le mardi 11 décembre 2012, le Parlement européen a voté le règlement concernant le brevet unitaire, en rejetant tous les amendements que nous avions proposés dans le but de créer un véritable brevet de l’UE, entièrement régi par le droit de l’UE et excluant clairement les brevets logiciels. Ce fut un échec patent. La raison en est simple : en dépit du soutien de plus de 600 entreprises informatiques, en dépit d’enjeux confirmés par des universitaires, en dépit des critiques de la onzième heure de la part d’acteurs économiques de premier plan, nous n’avons pas réussi à lever une armée citoyenne qui aurait pu crapahuter dans les couloirs de Bruxelles. Dans ce combat, nous n’avons été qu’une troupe de hobbits et ce n’a pas été suffisant pour convaincre les nains du Parlement. Voici maintenant en détail comment et pourquoi nous avons échoué.
Échec de l’interdiction des brevets logiciels
Chaque député, chaque fonctionnaire que nous avons rencontré avec mes amis hobbits, a confirmé son opposition aux brevets logiciels. Prenons par exemple la commission parlementaire française des affaires européennes, qui m’avait invité à une audition et déclare dans son rapport : « La brevetabilité des logiciels est inconcevable car ils procèdent de formules mathématiques : autoriser le brevetage d’un logiciel, c’est en réalité autoriser le brevetage, par exemple, de la formule E=mc2, avec un effet contraignant sur la recherche. Elle remettrait en cause les fondements mêmes du partage des connaissances et de la possibilité d’innovation. »
Malgré cela, l’amendement que nous avons proposé pour exclure sans ambiguïté les brevets logiciels a été rejeté massivement par le Parlement européen : à peu près les 3/4 des nains parlementaires ont voté contre cet amendement, comme le montre la figure ci-dessus. Mais pourquoi cette contradiction entre les paroles et les actes ? Une des réponses se trouve dans le mémorandum préparé par le rapporteur, le socialiste allemand Bernhard RAPKAY, pour le groupe socialiste du Parlement européen. Dans cette note d’information de 13 pages, il y a une section à propos des brevets logiciels. Elle vaut la peine d’être lue en totalité (italiques, gras, soulignés et typos d’origine, traduction par nos soins) :
BREVETS LOGICIELS – mythes et réalités
1. Ce règlement ne va pas servir à octroyer des brevets sur le logiciel. Il ne fait que mettre en place une protection unitaire des brevets dans les 25 États membres.
2. La directive sur les programmes d’ordinateurs était une mesure sectorielle, le rapport RAPKAY n’a rien à voir avec la révision de cette directive.
3. En 2005, le Parlement européen a rejeté la proposition de directive sur les inventions implémentées par ordinateur. Cette position de 2005 du PE n’est d’aucune manière l’objet du règlement concernant le brevet unittaire (sic) en aucune façon.
L’affaire APPLE contre SAMSUNG a été soumise à l’USPTO (tribunal de San José), et à l’Office japonais des brevets. Nous voulons le titre « unitaire » pour pouvoir nous mesurer à eux. D’ailleurs, ce n’est pas seulement une affaire de défilement et de redimensionnement, mais aussi d’habillage commercial (« votre tablette ressemble à la mienne ») et de dessins et modèles
4. Nous maintenons toutes les limitations à la brevetabilité établies par les directives déjà transposées en droit national (biotech, l’exception pour la recherche, les exceptions pour la pharmacie et l’expérimentation sont dans ce texte). De plus, nous avons persuadé le Conseil d’insérer dans le texte définitif du règlement, au considérant 10 (sic, il s’agit à l’évidence du considérant 11), le droit, pour l’Union, de proposer de nouvelles mesures sectorielles qui pourraient encore rétrécir ou élargir le champ de la brevetabilité en vertu des pouvoir qui lui sont conférés– ligne rouge de notre négociation
5. La référence à 2009/24/CE, et en particulier à ses articles 5 et 6, est dans le texte sur la JUB et s’impose à ce tribunal, la primauté du droit de l’UE est énoncée, le droit de l’Union est mentionné comme source de droit matériel au chapitre III de l’accord sur la JUB
6. Il faut également garder à l’esprit que, contrairement aux droits australien et américain sur les brevets, l’article 52 de la Convention sur le brevet européen interdit les brevets sur « les plans, principes et méthodes dans l’exercice d’activités intellectuelles, en matière de jeu ou dans le domaine des activités économiques, ainsi que sur les programmes d’ordinateurs;
Et maintenant, contentons-nous d’examiner la dernière affirmation de M. RAPKAY. Comme tout ce qu’il dit, elle n’est pas sujette à controverse. Le problème est que la section intitulée Mythes et réalités énonce quelques réalités avérées et en omet beaucoup d’autres, ce qui la rend au final entièrement mythique. Il est vrai que le paragraphe 2 de l’article 52 CBE exclut le logiciel et tout ce qui est énuméré plus haut – les méthodes mathématiques et les présentations d’informations pourraient également en faire partie – mais seulement, comme le précise le paragraphe suivant (3) du même article 52 CBE, dans la mesure où le brevet s’y rapporte en tant que tel. Dans l’interprétation de l’OEB, cette clause en tant que tel veut dire « s’il n’a pas d’effet technique ». Les effets techniques, dans cette interprétation, comprennent la récupération de données, la réaction à des données entrées par l’utilisateur, et même « écrire en utilisant un stylo et du papier » (sic !) C’est ce qui a permis à l’OEB de contourner l’exclusion de brevetabilité dont bénéficie le logiciel, et de délivrer effectivement des brevets logiciels qui se comptent déjà par dizaines de milliers.
Ainsi, la réalité est que, de fait, on octroie et on fait appliquer des brevets logiciels en Europe, et que le projet de brevet unitaire ne fait qu’amplifier les problèmes dont ils sont la cause. J’expliquerai plus loin en détail comment les menaces que constituent les brevets logiciels sont exacerbées par le brevet unitaire. Il me suffit de dire pour l’instant, à propos du mythe de M. RAPKAY, que l’affaire de San José entre Apple et Samsung à laquelle il fait allusion comporte effectivement quelques brevets logiciels qui sont également accordés en Europe par l’OEB et considérés comme valides par certains tribunaux européens, avec pour résultat que certains produits sont exclus de certains marchés nationaux. Si ces brevets étaient unitaires, l’ensemble du marché de l’UE serait affecté, sauf en Espagne et en Italie.
Plus important encore, la réalité est que M. RAPKAY nie, dans ses trois premières affirmations, le fait que le règlement concernant le brevet unitaire, instrument de la création d’un brevet de l’UE, aurait dû s’intéresser aux problèmes du droit matériel des brevets dont on a reconnu qu’ils remettent en cause l’objectif initial du système de brevets, à savoir l’encouragement supposé à l’innovation. Les brevets logiciels sont l’un de ces problèmes. Il est extrêmement dommage de laisser le législateur de l’UE ne pas prendre le relais.
Il est tout aussi dommage de s’en remettre, pour limiter la brevetabilité, à des arguments aussi faibles que l’exception de décompilation (articles 5 et 6 de la directive 2009/24/CE sur la protection juridique des programmes d’ordinateurs) sous certaines conditions, alors qu’à notre connaissance une exception limitée comme celle-là n’a jamais été utilisée en défense dans une affaire de violation de brevet. Pour ce qui est du futur droit de l’Union européenne à établir des règlements en matière de brevetabilité, il est extrêmement dommage de s’en remettre à un simple considérant non contraignant, obligeant la Commission à mettre quelques propositions dans un considérant non contraignant. Et ce qui est une véritable honte, c’est de recourir à une simple déclaration de la primauté du droit de l’UE, alors que dans le projet de brevet unitaire tout a été fait pour contourner le droit de l’UE, comme je vais l’expliquer dans la prochaine section.
Mais c’est ce qui a persuadé les 3/4 des nains parlementaires qu’il n’y avait pas lieu de s’intéresser aux brevets logiciels à propos d’un règlement concernant le brevet unitaire, brevets logiciels qui sont de toute façon déjà exclus en Europe. Il faut pas mal d’aplomb pour affirmer ce mythe comme une réalité. Malheureusement néanmoins, M. RAPKAY a gagné, au détriment de centaines d’entreprises informatiques qui avaient demandé que les brevets logiciels aient leur place dans ce règlement.
Échec de la création d’un brevet de l’UE
C’est avec le même genre d’arguments fallacieux que la majorité des nains parlementaires s’est laissée convaincre de voter pour quelque chose de complètement différent d’un véritable brevet de l’UE. « Le nouveau régime va réduire jusqu’à 80 % des coûts d’un brevet dans l’UE », déclare le communiqué de presse du Parlement européen. Comment une telle estimation a-t-elle été faite alors que les frais de renouvellement des brevets unitaires n’ont pas encore été décidés ? On ne le sait toujours pas. Mais avec une telle baisse des coûts, s’opposer à la création d’un brevet de l’UE n’était même plus envisageable, comme on l’a vu dans les Questions-Réponses publiées sur le site web du Parlement européen la semaine précédant le vote. Cette page décrit ingénieusement combien l’UE a besoin d’un brevet de l’UE. Le problème est que l’amendement qui aurait dû garantir que le brevet unitaire soit vraiment, comme prévu, un brevet de l’UE autonome, entièrement régi par le droit de l’UE, a été rejeté par les 4/5 des nains parlementaires, au motif qu’ils pensaient que la proposition de brevet unitaire répondait déjà à toutes ces attentes. Et c’est en effet ce qu’on peut comprendre en lisant les communiqués de presse ou les informations officielles, comme signalé plus haut. Malheureusement, le règlement concernant le brevet unitaire, tel qu’il a été voté, ne crée pas de brevet de l’UE.
C’est déjà évident avec le nom officiel du brevet unitaire : brevet européen avec effet unitaire. L’article 2 indique, il est vrai, que « “brevet européen” [signifie] un brevet délivré par l’Office européen des brevets (OEB) conformément aux règles et procédures prévues dans la CBE », par conséquent « “brevet européen à effet unitaire” [signifie] un brevet européen auquel est conféré un effet unitaire dans les États membres participants en vertu du présent règlement ». Donc, au stade de la délivrance, le brevet unitaire n’est pas différent du brevet européen classique. Il est accordé par la même agence non contrôlée par l’UE, l’OEB, et il est régi par le même texte juridique international non signé par l’UE, la CBE. Cela signifie en particulier que les règles de brevetabilité sont à chercher dans la CBE et non dans le droit de l’UE. Ensuite, l’enregistrement de l’effet unitaire est délégué à l’OEB. L’administration est aussi laissée en dehors de l’UE puisque le règlement concernant le brevet unitaire a confié à un « comité restreint » de l’OEB, entre autres tâches, celle de fixer le montant des redevances de renouvellement du brevet unitaire et de décider comment ces redevances seraient redistribuées entre l’OEB lui-même, et les États membres participants. Ce comité restreint a de grandes chances d’être constitué majoritairement, comme l’actuel Conseil d’administration, des dirigeants des offices nationaux des brevets. C’est très inquiétant, car l’objectif de l’OEB et de ces offices nationaux n’est pas de fixer et de collecter des redevances au bénéfice de la société et de l’économie dans leur ensemble, mais d’atteindre au minimum un budget équilibré, ou même de faire des profits. Quand il y a des revenus supplémentaires à tirer des renouvellements de brevets déjà octroyés, on introduit un penchant en faveur de l’octroi de brevets plutôt que du rejet des demandes. Les offices de brevets, en effet, ressemblent moins à des agences de service public qu’à des organisations à but lucratif agissant au bénéfice de leurs clients. Et les clients des offices de brevets sont les demandeurs de brevets qui veulent que leurs demandes soient accordées. Ce penchant est sans aucun doute à l’origine de l’expansion du champ de la brevetabilité à des domaines comme le vivant ou le logiciel. Et le brevet unitaire ne fait rien pour changer cette incitation à accorder plus de brevets.
Mais l’UE est aussi mise de côté à l’étape post-délivrance. En effet les brevets unitaires en tant qu’objets de propriété doivent être soumis aux droits nationaux, en fonction du lieu de résidence du propriétaire, et à la loi allemande pour les brevets unitaires détenus par des personnes résidant en dehors de l’UE. Quant aux droits compensateurs habituels en matière de brevet – les exceptions et limitations (par exemple pour usage privé non commercial, à des fins de recherche, pour les actes chirurgicaux, pour les semenciers et les éleveurs, etc.), l’utilisation antérieure au brevet, les licences obligatoires, etc. – ils sont tous définis en dehors du droit de l’UE, dans les droits nationaux, quelquefois harmonisés par des conventions internationales.
C’est très important en ce qui concerne la compétence exclusive de la nouvelle Juridiction unifiée des brevets (JUB) dans les actions en nullité et en contrefaçon relatives aux brevets unitaires. La JUB peut, et parfois doit, saisir la CJUE de questions préliminaires. Mais ces saisines sont restreintes à l’interprétation du droit de l’UE. Cela veut dire que la CJUE ne peut examiner que des questions portant seulement sur l’enregistrement de « l’effet unitaire », c’est-à-dire lorsque le titulaire d’un brevet de l’OEB demande à l’enregistrer comme brevet unitaire. La CJUE peut aussi examiner des décisions concernant les biotechnologies et les certificats complémentaires de protection, puisqu’ils sont tous deux réglementés par l’UE depuis des années et sont par conséquent inclus dans le droit de l’UE. Mais c’est tout ! La CJUE ne sera pas compétente pour examiner les décisions de délivrance ou de rejet prises par l’OEB. De plus, comme nous allons le voir plus loin, elle ne sera pas compétente pour statuer sur la contrefaçon de brevets unitaires. Et la CJUE ne sera compétente sur aucun des droits compensateurs : exceptions et limitations, droits de l’utilisateur antérieur, licences obligatoires, etc.
Ainsi, ce qui reste à l’UE est si cosmétique qu’il est difficile d’interpréter le brevet unitaire comme étant un véritable brevet de l’UE. Néanmoins, quand on leur a proposé d’inscrire le brevet unitaire dans le droit de l’UE, les 4/5 des nains parlementaires ont fait confiance à la Commission, au Conseil et au nain (ir)responsable de chaque groupe parlementaire européen et ils ont rejeté l’amendement. Cela signifie qu’à part les groupes des Verts/ALE et GUE/NGL, le Parlement européen a de fait refusé de créer un brevet de l’UE.
Non-respect des traités de l’UE
Contourner l’UE à quasiment toutes les étapes du brevet unitaire est une chose. Mais cette manière de faire n’est de plus pas conforme à la base juridique du règlement, qui autorise explicitement l’UE à créer un brevet de l’UE. Cela aurait dû suffire à empêcher les nains parlementaires de voter un texte illégal. Mais avec le dernier soi-disant compromis proposé par la présidence chypriote du Conseil, ils ne pouvaient plus ignorer que ce règlement était bel et bien source de très gros soucis du point de vue juridique. En fait, puisque la commission de nains parlementaires (ir)responsable sur ce dossier avait refusé que la confirmation de cette illégalité par les services juridiques soit formellement écrite, mes amis hobbits et moi-même avons écrit à tous les nains parlementaires pour les avertir des mensonges du rapporteur Bernhard RAPKAY sur la légalité même de ce « compromis chypriote », telle que mise en doute par les services juridiques du Parlement européen :
De plus, nous voudrions vous signaler que, contrairement à l’affirmation du rapporteur RAPKAY, à savoir que les services juridiques du Parlement européen ont « présenté des arguments en faveur de ce compromis », l’enregistrement vidéo montre qu’ils ont en fait déclaré : « ce texte de compromis n’a pas mis un terme à tous les soucis juridiques », et ajouté que c’était une « situation problématique ». Donc, vous êtes sur le point de voter un texte qui ne met pas en place un véritable brevet unitaire de l’UE, et dont la légalité est au mieux incertaine.
Mais ils n’avaient même pas besoin d’écouter nos avertissements hobbitiens. Les nains parlementaires savaient déjà que ce que proposait le Conseil était une « émasculation » du texte, qui ensuite « irait droit à la Cour de justice européenne » – c’est le jugement qu’ils ont porté, à bon escient, sur la proposition du Conseil européen de déplacer les articles 6 à 8 du règlement concernant le brevet unitaire vers l’accord international sur la JUB. Ces trois articles définissaient la protection uniforme conférée par les brevets unitaires, en formalisant les contrefaçons directes et indirectes à ces brevets et les exceptions afférentes. Sortir ces articles du règlement concernant le brevet unitaire l’aurait en effet vidée de sa substance. Par conséquent, la CJUE n’aurait pas eu compétence pour statuer sur la contrefaçon de brevets unitaires ni sur les exceptions afférentes.
Le récent « compromis chypriote », que nous avons reconnu comme étant un véritable troll, ne fait rien d’autre qu’ajouter au règlement concernant le brevet unitaire une simple réaffirmation de ce que la protection conférée par le brevet unitaire doit être uniforme, tout en se référant, pour la définition de cette protection, aux droits nationaux harmonisés par l’accord sur la JUB. Le magazine Intellectual Asset Management a titré là-dessus : « S’agissant du brevet unitaire de l’UE, il semble que ce qui était intolérable hier devienne acceptable aujourd’hui ». Histoire d’en être tout à fait certain, la commission parlementaire britannique responsable de ce dossier a rendu en avril 2012 ses conclusions sur le projet de suppression complète des articles 6 à 8 : « Il nous semble toutefois que leur inclusion est inévitable. Tandis que les arguments des professeurs Kraßer et Jacob nous frappent par leur justesse en matière de droit des brevets, les contre-arguments de la Commission sur ce qui est nécessaire pour mettre en œuvre l’article 118 TFUE semblent refléter l’opinion arrêtée des institution de l’UE, y compris celle de la Cour de justice, en matière de droit de l’UE. Ceci pose la question de savoir si un régime de brevet unitaire pourra un jour être introduit en Europe ». Mais un document publié deux jours environ après le vote du Parlement européen indique qu’au cours d’une réunion ayant eu lieu la semaine précédente la même commission a approuvé la position du gouvernement britannique : « Le gouvernement est sûr qu’en comparaison avec l’absence complète d’article, [le “compromis chypriote“] “n’augmente le risque de renvoi à la [CJUE] sur des points de droit matériel relatifs à la contrefaçon de brevet que d’une quantité négligeable (assez faible pour qu’on puisse s’en abstraire en pratique).“ »
Autre conséquence de ce troll chypriote, si le Parlement européen décide un jour d’ajuster une exception existante (par exemple si les semenciers ne peuvent pas vendre leurs produits en cas de violation de brevet), ou bien de voter une nouvelle exception (par exemple pour développer ou utiliser du logiciel sur du matériel informatique de consommation courante), la Commission peut le proposer au vote du PE et du Conseil pour l’inscrire dans le droit de l’UE. Mais il est peu probable que cela soit contraignant pour la JUB. Les modifications de l’accord sur la JUB, même si elles ont pour but de le mettre en conformité avec le droit de l’UE, doivent être décidées par des représentants des gouvernements – qui, très probablement, seront choisis parmi les dirigeants des offices nationaux des brevets – avec un vote par pays et un droit de veto. Pour être honnête, l’accord sur la JUB affirme aussi que cette juridiction doit respecter la primauté du droit de l’UE. Mais quelles règles appliqueront les juges spécialisés des brevets quand ils auront à statuer sur une nouvelle exception, votée dans le droit de l’UE mais bloquée au niveau de son incorporation dans l’accord sur la JUB par le veto d’au moins un dirigeant d’office national ? Cela signifie que le Parlement européen a bel et bien abandonné une grande partie de ses pouvoirs au microcosme des brevets.
Mais cela signifie également que les 3/4 des nains parlementaires ont agi ainsi en contravention flagrante avec les compétences que leur confèrent les traités de l’UE.
Et maintenant ? Les pouvoirs de Gandalf
En théorie la Commission, en tant que branche exécutive de l’UE, est censée être la gardienne des traités. Mais le texte du règlement concernant le brevet unitaire qu’elle a présenté n’est pas conforme à la base juridique des traités, et ce depuis le début. Puis les gouvernements des États membres, agissant en qualité de co-législateurs de l’UE au sein du Conseil, mais représentant l’exécutif de leur pays respectif, ont exacerbé cette non-conformité en éviscérant ce règlement de presque toutes ses clauses substantielles. L’autre co-législateur, le Parlement européen, a capitulé en abandonnant toute résistance contre des illégalités aussi flagrantes. La raison probable, comme le laissait prévoir notre analyse de la base juridique du règlement, est qu’ils ont choisi de « s’en tenir à la proposition actuelle malgré sa base juridique douteuse, dans l’espoir que ces doutes ne seront jamais avalisés par la CJUE ».
Alors, pour éviter que le système de brevets de l’Europe ne passe entièrement sous la coupe du microcosme des brevets, le seul espoir qui nous reste réside dans les pouvoirs de quelque sorcier. Quelqu’un ou quelque chose dont les pouvoirs soient au moins aussi immenses que ceux des bras législatif et exécutif de l’UE. Et bien entendu, depuis Aristote, en passant par Locke ou Montesquieu, le modèle de la séparation des pouvoirs met à notre disposition un tel troisième pouvoir en face du législatif et de l’exécutif, à savoir l’autorité judiciaire. Dans l’Union européenne, l’autorité judiciaire est représentée par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Investie des pouvoirs immenses de Gandalf, la CJUE peut effectivement éviter les désastres que le brevet unitaire, tel que voté par le législateur de l’UE, engendrerait. Et puisqu’ainsi que nous l’avons vu, l’ensemble du projet de brevet unitaire s’est efforcé d’exclure la CJUE autant que faire se peut en dépit des avertissements préalables de Gandalf, ce dernier a toutes les bonnes raisons de ne pas être satisfait de ce qui a été voté.
Les fondamentaux de l’Union
La première occasion pour la CJUE d’utiliser ses pouvoirs sur le règlement concernant le brevet unitaire sera une décision, attendue pour début 2013, sur la légalité de la procédure choisie par le Conseil et le PE pour légiférer sur ce règlement. Prenant prétexte de l’impossibilité d’obtenir l’unanimité requise au sein du Conseil pour adopter les dispositions relatives aux langues, l’UE a décidé d’utiliser la procédure de coopération renforcée. Une telle procédure est prévue par les traités de l’UE pour permettre une intégration différenciée. Sous certaines conditions, la coopération renforcée peut être utilisée pour faire avancer l’UE sur certaines questions, même si certains États membres ne remplissent pas tous les prérequis pour mettre en œuvre les réformes qu’elles impliquent à la même vitesse que les autres. L’Espagne et l’Italie pensent qu’en ce qui concerne le règlement en cause, les conditions nécessaires pour autoriser la coopération renforcée ne sont pas remplies. Ainsi, au cours de l’été 2011, elles ont déposé devant la CJUE des recours en annulation de cette procédure.
Le 11 décembre 2012, deux heures à peine avant le vote du PE, Yves Bot, qui est l’un des avocats généraux (AG) – sorte de conseillers juridiques auprès des juges de la CJUE – a rendu ses conclusions : les recours espagnol et italien devraient être rejetés. Il n’entre pas dans le cadre de cet article d’analyser si la CJUE est susceptible de suivre les conclusions de l’AG. Il nous faudrait pour cela écrire un article juridique détaillé. Mais pour vous montrer que, du strict point de vue juridique, c’est une chose pour le moins douteuse, contentons-nous d’examiner un seul argument contestable.
Pour que l’UE puisse légiférer selon la procédure de coopération renforcée, il est nécessaire, entre autres, que l’objet de cette législation ne fasse pas partie des compétences exclusives de l’UE. Il s’agit d’un type de pouvoir, parmi plusieurs autres, que les États membres ont donné à l’UE. Dans les domaines de compétence exclusive, l’UE, et seulement elle, peut légiférer. Les États membres ne peuvent plus légiférer dans ces domaines. La procédure de coopération renforcée en est exclue. Mais l’avocat général a souligné que la compétence de créer un brevet unitaire, conférée à l’Union par l’article 118 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), est donnée explicitement dans « le cadre de l’établissement ou du fonctionnement du marché intérieur ». Le marché intérieur ne figure pas dans la liste des compétences exclusives de l’UE, définies de manière exhaustive, d’après l’AG, à l’article 3 TFUE. Il fait en revanche partie de la liste de l’article 4 définissant les compétences partagées de l’UE. C’est un type de pouvoir que les États membres peuvent exercer sur des questions dans la mesure où l’UE n’a pas encore légiféré dessus. La procédure de coopération renforcée étant permise dans les domaines de compétence partagée, l’AG a conclu qu’il était possible de légiférer sur le brevet unitaire selon cette procédure. Autrement dit, d’après l’AG, c’est l’endroit du traité de l’UE où le pouvoir de créer un brevet unitaire est écrit qui le fait sortir des compétences exclusives et par conséquent ouvre la possibilité à une coopération renforcée.
C’est un argument juridique solide et convaincant. Pourtant, des arguments juridiques tout aussi convaincants et tout aussi solides peuvent être avancés pour arriver à une conclusion diamétralement opposée, à savoir que la création d’un brevet unitaire est en fait une compétence exclusive de l’UE. Comme le rappelle très justement l’AG, la clarification du partage de compétences entre l’Union et les États membres était un mandat explicite donné à la Convention européenne qui avait été mise en place pour rédiger le traité établissant une constitution pour l’Europe, et dont le travail s’est finalement concrétisé dans le traité de Lisbonne. Mais l’avocat général a omis de noter que le mandat en question reconnaissait aussi que toute « réflexion sur la problématique de la délimitation de compétences doit tenir compte de cette nécessité de trouver un équilibre entre l’exigence d’une certaine souplesse et celle de précision dans la délimitation. Chaque système constitutionnel qui établit un système fédéral ou à forte composante régionale essaie de trouver cet équilibre d’une façon ou une autre, mais il n’existe pas un système “idéal” de délimitation de compétences. Dans tous les textes constitutionnels existants - même dans ceux qui se fondent sur un catalogue de compétences – des zones “grises” existent et les Cours constitutionnelles sont appelées à trancher les questions relatives à des conflits de compétences qui en résultent. »
On peut donc parfaitement soutenir, comme l’a fait la commission des politiques européennes de la Chambre italienne des députés, que, quel que soit l’endroit du TFUE où il est placé et sa référence au marché intérieur, l’article 118.1 TFUE définit en fait, par sa nature, une compétence exclusive de l’UE. Une compétence exclusive de ce type, définie par l’objet et le but de la base juridique pertinente dans les traités, a en effet été établie par le mandat de la Convention européenne cité ci-dessus, à propos de la mise en place de structures communes comme Europol ou Eurojust, qui « peuvent être considérées comme relevant de la compétence exclusive de l’Union, étant donné que cette tâche, par sa nature même, ne peut pas être menée à bien par chaque État membre agissant individuellement » ; et ce texte ajoute : « Il en est de même pour la création et la mise en place de structures communes sur la base du traité de la CE (par exemple, l’Office des marques déposées). »
En outre, le groupe de travail de la Convention européenne sur les compétences complémentaires a conclu que « les sphères de compétence exclusive et de compétence partagée [devraient être] déterminées respectivement selon les critères élaborés par la Cour [de justice de l’Union européenne] ». L’un de ces critères, d’après ce groupe de travail, est que les compétences exclusives se rapportent précisément à des « matières dans lesquelles il est essentiel que les États membres n’agissent pas à titre individuel, même si aucune solution de l’Union ne peut être trouvée ». De fait, seule l’Union peut créer un brevet de l’Union. Il n’y a pas de place ici pour l’application du principe de subsidiarité défini à l’article 5.3 TFUE : « dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, l’Union intervient seulement si, et dans la mesure où, les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas être atteints de manière suffisante par les États membres, tant au niveau central qu’au niveau régional et local, mais peuvent l’être mieux, en raison des dimensions ou des effets de l’action envisagée, au niveau de l’Union ». La création d’un brevet de l’Union, telle qu’elle est prévue par l’article 118.1 TFUE, ne peut pas être mieux réalisée au niveau de l’Union que par les États membres. De fait, elle peut uniquement être réalisée par l’Union, comme l’a admis lui-même l’avocat général.
Comme dit plus haut, le développement complet de ces arguments nécessiterait une analyse juridique qui sort du cadre du présent article. Il suffit de noter ici qu’il existe des raisons juridiques sérieuses de rejeter la procédure de coopération renforcée. Au moins aussi sérieuses que celles de l’avocat général de l’accepter. Dans un cas comme celui-ci, la décision finale a nécessairement une certaine dimension politique, en dépit de la séparation des pouvoirs. En ce qui concerne le brevet unitaire, la CJUE devra au final décider, soit d’ouvrir la porte à une procédure de coopération renforcée, soit de la définir de manière étroite afin que cette procédure ne puisse pas être utilisée pour des raisons de convenance politique. La coopération renforcée n’a jamais vraiment été testée. Le seul cas où elle ait jamais été utilisée, dans le contexte du droit applicable au divorce et à la séparation légale, ne posait pas de véritable problème, tout le monde – États membres participants et non participants – étant d’accord sur les désaccords. Ainsi le brevet unitaire est un premier test. Autoriser la coopération renforcée pour le brevet unitaire mettrait les États membres en confiance et ils l’utiliseraient plus souvent pour surmonter leur désunion. Les mesures budgétaires et financières sont des candidates prête à sauter dans le train dès que la porte sera ouverte. Mais est-ce vraiment à cela que doit servir l’Union ? Eh bien, c’est un choix politique. Et il ne fait aucun doute que la décision finale de la CJUE sur la coopération renforcée pour le brevet unitaire aura une grande influence sur ce choix.
Il existe une autre inconnue dans la décision finale : cette affaire est particulière dans le sens où la mise en œuvre de la coopération renforcée, c’est-à-dire le règlement concernant le brevet unitaire et la JUB, a été mise en place un peu à la va-vite (en dépit de tous les développements imprévus), d’une manière qui aura du mal à satisfaire la CJUE, surtout après son avis cinglant sur l’ancien projet d’EEUPC. Comme nous l’avons déjà fait remarqué, tout a été fait pour contourner l’UE en général, et réduire la portée de l’examen de la CJUE en particulier. Voilà une étrange façon de répondre à son avis sur l’EEUPC, regrettant que cet ancien projet n’ait pas donné à la CJUE la possibilité de garantir l’application et l’uniformité du droit de l’UE. Ainsi, puisqu’il existe des raisons juridiques valables de rejeter l’autorisation de la procédure de coopération renforcée, il se pourrait bien que la CJUE décide en fin de compte de mettre un terme à ce gâchis, sans attendre d’examiner le règlement concernant le brevet unitaire lui-même.
Nullité du paquet du brevet unitaire
Autant je ne voudrais pas parier sur le résultat du recours devant la CJUE relatif à la procédure de coopération renforcée, autant je n’ai plus aucun doute sur le règlement concernant le brevet unitaire et l’accord international sur la JUB.
Dès que la Commission a publié sa proposition de règlement sur le brevet unitaire, le 13 avril 2011, ma première réaction a été : « Hé, ils ne veulent plus créer un brevet de l’UE, juste le bon vieux brevet de l’OEB avec une simple étiquette “unitaire” ! Est-ce qu’ils peuvent faire ça ? » Puis, comme tout bon hobbit, je me suis efforcé de trouver une réponse, en creusant dans des tonnes de textes juridiques – les travaux préparatoires de la CBE, la jurisprudence de la CJUE, des articles universitaires… Le résultat de cette recherche a été publié en ligne début juillet 2011, dans une analyse juridique concluant qu’il y avait de sérieuses raisons juridiques pour au moins douter de la légalité de cette proposition. À ce moment-là, j’ai seulement dit « au moins douter de la légalité » parce que je n’avais vu personne relever les problèmes que j’avais détectés. Après tout, je ne suis qu’un hobbit, je n’ai pas de diplôme en droit. Mais une chose que j’ai apprise au cours de précédentes batailles juridiques et législatives, c’est que « comme dans toute question juridique, personne ne peut répondre avec 100% de certitude aux problèmes non négligeables que nous avons soulevés… jusqu'à la décision ultime de la juridiction compétente – dans notre cas : la Cour de justice de l'Union européenne ». Il était donc préférable d’être prudent, plutôt que de revendiquer l’illégalité certaine du règlement concernant le brevet unitaire.
Mais alors qu’au fil des mois ce règlement franchissait les étapes du processus législatif de l’UE, des études ont été publiées les unes après les autres par des universitaires chevronnés, confirmant les failles juridiques de ce règlement. Au début, les ents universitaires se concentraient sur d’autres failles, dans la procédure de coopération renforcée, ou dans la Juridiction unifiée des brevets, ou encore dans les déséquilibres du système de brevets unitaires. Les questions fondamentales que nous avions soulevées ne représentaient qu’une partie – toujours sujette à interprétation – de leurs articles. Mais de plus en plus, y compris dans certains articles dont nous n’avons pas encore parlé sur le site brevet-unitaire.eu et d’autres qui ne sont pas encore publiés, ainsi que dans des conversations personnelles avec certains ents universitaires, la justesse de mon analyse juridique était démontrée. Et même les plus ardents défenseurs des brevets à la Commission sont arrivés, au cours d’une présentation à l’OEB deux mois seulement avant le vote du parlement, à la même conclusion inéluctable : le règlement concernant le brevet unitaire n’était pas conforme à sa base juridique. Cela signifie que la clause même des traités donnant à l’UE le pouvoir de légiférer à ce sujet est violée par ce règlement. Les nains du parlement et des gouvernements ont commis un abus de pouvoir ! C’est une accusation très grave… mais que Gandalf ne peut laisser impunie.
Il faudrait un autre article juridique pour rassembler tous les arguments qui ont été soulevés ici et là contre la légalité du règlement concernant le brevet unitaire. Mais contentons-nous d’en rappeler les principaux. La base juridique dans les traités donne à l’UE la compétence de créer, conformément à procédure législative ordinaire de l’UE, un brevet de l’UE offrant une protection uniforme à travers l’Union. Mais, comme nous l’avons vu plus haut, ce n’est pas à cela que correspond le brevet unitaire. Le brevet unitaire est présenté comme un brevet classique de l’OEB. Pour ce faire, on prétend que le règlement de l’UE constitue un accord international. C’est un mélange complet de domaines irréconciliables du droit : le droit public international et le droit interne de l’UE. De plus, de nombreux aspects de la protection uniforme ont été relégués dans les droits nationaux. Et avec le troll chypriote, pas un seul petit morceau de cette protection uniforme n’a été gardé dans le droit de l’UE. Cela veut dire que cette protection n’est pas mise en place selon la procédure législative ordinaire de l’UE. Pour se conformer à sa base juridique, le brevet unitaire aurait dû avoir un caractère autonome, autrement dit toutes les clauses régissant la vie du brevet unitaire, de sa délivrance à sa mise en application ou à sa révocation, auraient dû se trouver dans le droit de l’UE. Et c’est vraiment ce à quoi on s’attendait, au vu de l’autorisation donnée à la procédure de coopération renforcée. À ce stade, le brevet unitaire était présenté juste comme étant semblable à l’ancien projet de brevet communautaire. On peut donc ajouter aux nombreux motifs d’illégalité le fait que le règlement concernant le brevet unitaire n’est pas même conforme à l’autorisation de coopération renforcée.
Mais dans le paquet du brevet unitaire, ce règlement n’est pas seul à faire étalage de sérieuses failles juridiques. Il existe également des arguments solides pour contester la légalité de l’accord international sur la Juridiction unifiée des brevets (JUB). Ici encore, il conviendrait de les détailler dans un article juridique. Mais le point essentiel est que l’accord relatif à la JUB est un accord international conclu entre États membres, sans que l’UE en soit partie. D’après l’article 3.2 TFUE, l’« Union dispose également d’une compétence exclusive pour la conclusion d’un accord international lorsque cette conclusion est prévue dans un acte législatif de l’Union, ou est nécessaire pour lui permettre d’exercer sa compétence interne, ou dans la mesure où elle est susceptible d’affecter des règles communes ou d’en altérer la portée ». Dans le contexte de la JUB, toutes ces conditions sont remplies. L’article 18 du règlement concernant le brevet unitaire exige la ratification de l’accord sur la JUB pour entrer en vigueur. Il découle de cette clause que la conclusion de cet accord, d’une part est prévue dans un acte législatif de l’Union, et d’autre part, est nécessaire à l’exercice de la compétence de l’UE pour créer un brevet unitaire. En outre, ainsi que les services de la Commission s’en sont assurés, l’accord sur la JUB affecte bel et bien les acquis de l’Union, en particulier le règlement sur la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (règlement Bruxelles I). On pourrait objecter que l’article 3.2 TFUE s’applique uniquement aux accords internationaux externes, c’est-à-dire aux accords internationaux entre l’UE et des pays tiers. Mais dans l’affaire C-370/12 du 27 novembre 2012, à propos du traité établissant le mécanisme européen de stabilité (MES), l’interprétation de la CJUE a été la suivante : « Il en découle également qu’il est interdit aux États membres de conclure entre eux un accord qui serait susceptible d’affecter des règles communes ou d’en altérer la portée ». En un mot, l’UE doit avoir compétence exclusive pour conclure l’accord sur la JUB. On ne peut en aucune façon considérer que le règlement concernant le brevet unitaire pourrait se résumer à une autorisation donnée à l’UE d’abandonner sa compétence exclusive. Par conséquent, les États membres ne sont pas autorisés à conclure entre eux l’accord sur la JUB.
Je pourrais continuer avec les doutes, pour ne pas dire plus, que l’accord sur la JUB soit conforme à l’avis de la CJUE concluant que les tribunaux nationaux ne doivent pas être privés de leurs compétences en matière de brevets. Ou avec les différences évidentes entre la JUB et la Cour du Bénélux, que les nains ont pris comme exemple, visiblement à tort, pour prétendre que l’accord sur la JUB était conforme aux traités de l’UE. Ou avec le fait que la JUB harmonise les droits nationaux en ce qui concerne les contrefaçons directes et indirectes ainsi que les limitations afférentes, alors que cette harmonisation a lieu en dehors de la clause spécifique des traités de l’UE qui la prévoit (art. 114 TFUE).
Mais, je l’ai dit, ce n’est pas le lieu de détailler les arguments juridiques. Ce qu’on doit garder à l’esprit, c’est que le règlement sur le brevet unitaire, aussi bien que l’accord sur la JUB, ne survivront pas à un examen de leur légalité par la CJUE. Il n’y a plus de doute. Aussitôt que Gandalf aura l’occasion de s’impliquer, ses pouvoirs extermineront le paquet du brevet unitaire.
Que faire ? Suivez les hobbits
On pourrait croire qu’étant donné l’extrême fragilité du paquet du brevet unitaire, on ne peut rien faire de plus à son propos que laisser Gandalf utiliser ses pouvoirs. Ce serait une terrible erreur. Maintenant que l’étape législative appartient au passé, il est vrai que la CJUE est le meilleur dernier rempart contre ces instruments juridiques illégaux. Mais le brevet unitaire était juridiquement bancal dès le départ. Il aurait déjà dû être pulvérisé par les législateurs de l’UE, voire n’aurait jamais dû être proposé par la Commission. Néanmoins, comme nous l’avons vu, le battage médiatique pour vendre le brevet unitaire comme une avancée longtemps attendue de l’Union européenne a été trop intense. Il est indéniable que la communication trompeuse des forces obscures du Mordor a réussi à cacher que le contenu du brevet unitaire menait exactement à l’opposé : une fragmentation accrue du système européen de brevets qui sans aucun doute freinera l’innovation, en particulier pour les PME, plutôt que l’encourager. Il reste donc du travail à accomplir pour renverser la perception du brevet unitaire par le public. Il nous a manqué une armée d’activistes pour influencer le processus législatif. Il nous faut maintenant sauter sur toutes les occasions de sensibiliser les gens à la véritable nature du brevet unitaire. Dans une perspective plus large, nous devons obtenir le soutien de tous les groupes de pression qui luttent pour les libertés fondamentales dans la société informationnelle, afin de mettre en place une opposition sans compromis aux brevets logiciels. Voici quelques pistes d’action.
Achever le paquet du brevet unitaire
En premier lieu, c’est évident, il faut nous assurer que le paquet du brevet unitaire soit retiré de la circulation une bonne fois pour toutes. Toutes les failles juridiques doivent être rassemblées, avec des arguments juridiques et des références, pour qu’il n’y ait plus le moindre doute sur l’illégalité du paquet du brevet unitaire. Ce n’est pas une tâche trop difficile, étant donné les arguments qui ont été soulevés ici et là, que ce soit à propos du règlement concernant le brevet unitaire ou de l’accord sur la JUB.
Plus difficile est la tâche consistant à faire examiner ces failles juridiques par la CJUE. Il est tout à fait improbable que la Commission européenne, le Conseil de l’UE ou le Parlement européen forme un quelconque recours. Au contraire, ces organismes de l’UE se sont délibérément échinés à faire passer des textes illégaux en espérant que les illégalités dont ils étaient conscients resteraient suffisamment cachées pour éviter l’annulation. Si l’on prend cela en compte, un renvoi devant la CJUE ne peut être le fait que d’un État membre, ou alors d’un particulier ou d’une entreprise directement affecté par un brevet unitaire ou par un litige porté devant la JUB. Cette seconde option serait notre dernière chance d’obtenir une solution. En effet, elle signifierait que le règlement concernant le brevet unitaire serait en vigueur et que la JUB serait en place et fonctionnelle. Mais si jamais quelqu’un se trouvait un jour en position délicate devant la JUB, la meilleure chose à faire pour sa défense serait de soulever l’invalidité du règlement concernant le brevet unitaire ou de l’accord sur la JUB.
Néanmoins, la meilleure option serait qu’un État membre attaque le paquet du brevet unitaire avant son entrée en vigueur. L’Italie et l’Espagne, qui au départ ont refusé de rejoindre la coopération renforcée, sont naturellement les meilleures candidats pour former ce recours en invalidité. Alors que l’Italie a montré quelques signes de vouloir à terme participer à la JUB, l’Espagne a été jusqu’à promettre de contester la légalité du règlement concernant le brevet unitaire, au cas où son premier recours contre la procédure de coopération renforcée serait rejeté. Nous vous engageons donc vivement à faire pression sur votre gouvernement national pour qu’il conteste la validité du paquet du brevet unitaire devant la CJUE, surtout si vous êtes espagnol. Mais n’importe quel gouvernement peut le faire. Vos chances de succès dépendent de l’acceptation du paquet du brevet unitaire par votre gouvernement (certains pays sont plus réticents que d’autres, comme nous allons le voir dans un moment) et de l’influence démocratique permise par votre constitution nationale (certains gouvernements sont fortement liés par les décisions de leur parlement national, tandis que dans d’autres États membres, l’influence parlementaire est quasi-nulle). Notons qu’un gouvernement formant un tel recours en invalidité devant la CJUE n’agirait pas seulement dans son propre intérêt, mais protégerait en fait toutes les entreprises et tous les particuliers de tous les États membres de l’UE. Par conséquent, une action de ce type devrait être soutenue par chaque citoyen et chaque entreprise.
Une autre occasion d’agir réside dans le processus de ratification de l’accord sur la JUB qui, conformément à la constitution de chaque État membre contractant, est censé avoir lieu courant 2013. En Allemagne, le gouvernement a averti qu’une étude d’impact du point de vue de la constitution allemande devait être réalisée. Ce devrait être le cas pour tous les États membres contractants, mais un tel examen de constitutionnalité par la Cour de Karlsruhe est particulièrement exhaustif. En Irlande, un référendum est obligatoire en raison du transfert de pouvoir judiciaire à un organisme international. Une condition identique pourrait aussi déclencher au Royaume-Uni un verrouillage par référendum, inscrit dans la loi sur l’Union européenne [European Union Act] de 2011, sans parler des récentes spéculations sur la consultation des citoyens britanniques quant à l’opportunité pour le Royaume-Uni de rester dans l’UE ou de la quitter. Au Danemark, la perte de souveraineté exige aussi l’approbation par référendum ou à une majorité des 5/6 du parlement national, alors même qu’une alliance entre des groupes de droite et de gauche a déclaré qu’ils rejetteraient un éventuel accord sur le brevet unitaire. En Pologne, en se basant sur une étude de Deloitte montrant que le brevet unitaire se traduirait pour les entreprises polonaises par une augmentation des coûts, le gouvernement s’est même abstenu de signer l’accord sur la JUB. Notons que la conclusion à laquelle est arrivé le gouvernement polonais peut être partagée par tout pays où les dépôts de brevets sont peu importants – c’est-à-dire tous les États membres de l’UE sauf l’Allemagne, la France, et dans une moindre mesure le Royaume-Uni et les Pays-Bas.
Donc, dans un grand nombre de pays, le processus de ratification de l’accord sur la JUB offre quelques occasions de mettre en avant les irrégularités juridiques, politiques et économiques que les législateurs de l’UE ont acceptées aveuglément. Alors, comment pouvez-vous en pratique influencer ce processus ? Hélas, je ne connais pas d’arme magique. Mais ce que je sais, c’est que la clé du succès réside dans l’information. Vous devriez propager l’information sur les problèmes réels du paquet du brevet unitaire. Les « mythes et réalités » véritables doivent être connus.
Par exemple, depuis l’adoption du règlement concernant le brevet unitaire, de plus en plus d’articles de presse et de blogs se sont réjouis de cette décision, sur la base des mêmes mythes, dont on peut retracer l’origine aux services de presse de l’OEB et de la Commission. Tout le monde célèbre la réussite de l’UE qui, après 30 ans d’échecs – une autre version de ce mythe fait remonter le projet aux années 60 – a finalement adopté un brevet unique pour le marché intérieur, qui sera disponible début 2014 et abaissera le coût de la protection de l’innovation pour les entreprises de l’UE de 30 000 € aujourd’hui à 6 500 €, ou même 5 000 € après une période de transition de 12 ans maximum, ce qui permettra à l’Europe de rattraper les États-Unis et la Chine dans le nombre de brevets accordés. Chaque fois que vous voyez ces mythes, vous devriez rappeler la réalité en postant des commentaires sur les blogs, ou en écrivant au journaliste.
Vous devriez leur rappeler que déclarer que le paquet du brevet unitaire entrera en vigueur en 2014 n’est rien de plus qu’un vœux pieux. Sans parler des oppositions actuelles et futures en rapport avec sa légalité, le processus de ratification prendra probablement plus longtemps. De plus, conformément à l’article 89 JUB, l’accord sur la JUB ne peut pas entrer en vigueur avant que le règlement Bruxelles I « concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale » n’ait été amendé avec des clauses spécifiques à la Juridiction unifiée du brevet. Pas de chance, une révision [recast] du règlement Bruxelles I vient d’être votée par le Parlement et le Conseil (EU 1215/2012, publiée au Journal officiel de l’UE le 20 décembre 2012, L 351/1). Mais rien concernant la JUB n’a été embarqué en cours de route dans cette révision, proposée il y a deux ans. En résumé, ni la JUB, ni le règlement concernant le brevet unitaire, ne peuvent commencer à fonctionner tant qu’un autre amendement de Bruxelles I n’aura pas été voté par le Parlement européen et le Conseil.
Vous devriez aussi leur rappeler que toute affirmation à propos des coûts est infondée puisque les redevances pour la délivrance et le renouvellement du brevet unitaire sont encore inconnues. Et l’UE n’aura rien dire à leur propos, puisqu’elle a décidé de les laisser à l’appréciation des dirigeants des offices nationaux des brevets siégeant au comité restreint de l’OEB. Et les redevances de la JUB sont également inconnues ; les mêmes personnes en décideront, au comité administratif de la JUB cette fois. Il faut noter qu’aucune analyse des coûts et bénéfices n’a été publiée depuis 2009, à une époque où l’on prévoyait que l’UE serait partie à la juridiction des brevets et la financerait. On peut néanmoins trouver sur Internet une étude préliminaire des services du commissaire BARNIER, datée de novembre 2011. Mais cette étude est très prudente et rappelle à de nombreuses reprises que ses propositions « ne préjugent pas d’une quelconque décision à venir du comité administratif ». En outre, elle est basée sur des hypothèses qui ne sont plus d’actualité – par exemple le choix final de scinder la division centrale entre Paris, Munich et Londres influencera probablement la décision d’établir des divisions locales ou régionales dans ces pays ; de même, la période de transition a été allongée, ce qui augmente la probabilité que les titulaires de brevets décident de sortir de la Juridiction unifiée. De toute façon, même si les estimations de cette étude devaient se confirmer, l’essentiel des griefs contre les redevances de la JUB est écrit noir sur blanc : le « niveau des redevances juridictionnelle de la JUB devrait être plus élevé que dans la plupart des États membres contractants ». Dit autrement, il sera plus onéreux pour la plupart des entreprises – à l’exception des actions en nullité en Allemagne, peut-être – de se défendre contre des violations de brevets futiles. Donc si quelqu’un veut vraiment parler du coût d’un brevet unitaire, vous devriez lui demander si l’ensemble des frais – pour la délivrance, le renouvellement, les procédures judiciaires, d’avocat, et pas seulement pour le titulaire du brevet mais aussi les frais de défense dans les litiges concernant les brevets – est inférieur ou supérieur à ce qu’il est actuellement. Même les avocats spécialistes des brevets – voir Kluwer Law International, KSNH Patentanwälte ou Jochen Pagenberg – prévoient que le coût pour les entreprises européennes, en particulier pour les PME, sera malheureusement bien plus élevé avec le brevet unitaire et la JUB.
Encore une chose à propos de l’étude de la Commission sur le financement de la JUB. Elle est disponible sur le site du ministère de la justice de la République slovaque. Le code source a dévoilé l’auteur de ce document : Eskil WAAGE. Eskil WAAGE est un avocat qui, si l’on en croit un rapport de l’Intellectual Property Lawyers’ Association sur un colloque d’experts des brevets ayant eu lieu le 20 février 2009, « a été détaché de l’OEB (DG5) à la DG MARKT pendant 2 à 4 ans pour apporter son aide aux dossiers en cours sur les brevets, avec l’approbation d’Alison Brimelow, mais sur instruction de Margot Frölinger ». À l’époque, Alison BRIMELOW était présidente de l’OEB et Margot FRÖHLINGER était directrice « propriété intellectuelle » à la direction générale (DG) du marché intérieur et des services de la Commission européenne. Elle fut la principale rédactrice du paquet du brevet unitaire. En avril 2012, elle a quitté la Commission pour prendre le poste de directeur principal pour le droit des brevets et les affaires internationales à l’OEB. Vous devriez faire connaître cette relation incestueuse et souligner que le paquet du brevet unitaire a été conçu en grande partie par son principal bénéficiaire : l’OEB.
Et vous devriez rappeler également ceci : comme expliqué plus haut, le brevet unitaire est bien éloigné du brevet unique de l’UE, tant attendu. Vous devriez rappelez des faits fondamentaux, comme la non-pertinence du nombre de brevets pour mesurer l’innovation – même les avocats spécialistes sont « sidérés que les politiciens européens puissent déclarer que le nombre de brevets accordés est directement proportionnel à l’innovation d’un pays ou d’une juridiction, alors que nous savons tous que c’est faux » ; ou que les brevets européens sont octroyés en majorité à des entreprises qui ne sont pas basées dans l’UE ; ou que le système de brevets américain est actuellement en crise, donc viser à ce que le système de brevets européen rattrape son homologue d’outre-Atlantique, c’est se préparer une crise pour l’avenir.
Sur chaque aspect du brevet unitaire et de la JUB, vous devriez rappelez la réalité. Vous ne devriez pas laisser la Commission et l’OEB être les seules sources d’information. Vous devriez participer aux réunions d’« information » et aux conférences qu’organiseront sans aucun doute beaucoup de cabinets d’avocats et vous manifester si l’information fournie est incomplète ou fausse. Vous devriez organiser des conférences pour éduquer le grand public. J’ai essayé sur le site brevet-unitaire.eu de vous donner des renseignements détaillés, aussi précis et complets que possible. Tous les arguments sont là. Toutes les réalités. Tous les mythes démontés. Vous devriez les relire, les comprendre, vous les approprier, les récrire avec vos propres mots. Par exemple, cet article contient quelques cartouches dévastatrices. Mais il est bien trop long. S’il vous intéresse assez pour l’avoir lu jusqu’ici, vous devriez en écrire un résumé, prendre les questions une à une et les expliquer simplement. Appropriez-vous ces questions et diffusez ce que vous avez compris. C’est la seule méthode qui me vienne à l’esprit pour influencer l’opinion sur le brevet unitaire.
Se débarrasser des brevets logiciels
J’ai fait une erreur pendant l’étape législative qui a conduit à l’adoption du règlement concernant le brevet unitaire. Mon erreur a été de prendre pour acquis que la sensibilisation aux dangers des brevets logiciels était déjà élevée et qu’elle ne cessait pas d’augmenter depuis la bataille victorieuse contre la directive de l’UE sur les brevets logiciels au début du millénaire. À l’évidence, ce n’était pas le cas. Les activistes européens, sans parler de l’opinion publique, n’ont pas réalisé que tout ce contre quoi nous mettions en garde depuis dix ans, au sujet des conséquences néfastes auxquelles on pouvait s'attendre si l’on autorisait la brevetabilité du logiciel, se déroulait devant nos yeux actuellement.
Des demandes de brevets logiciels sont déposées et accordées de manière routinière – aussi bien en Europe qu’aux États-Unis – depuis le milieu des années 80 ou le début des années 90. Le temps de vie maximum étant de 20 ans pour un brevet, cela veut dire que nous sommes témoins de la fin de la première génération de brevets logiciels. Donc les dégâts dont ils sont la cause ne sont plus affaire de prévision mais d’observation. Et ce que nous observons, c’est que les brevets logiciels font maintenant les gros titres des journaux – du moins aux États-Unis. Pourquoi ? Essentiellement à cause de leurs effets pervers les plus évidents : l’expansion d’un nouveau modèle d’affaires qui tire son épingle des failles du système actuel de brevets en étouffant les entreprises productives. Je parle des « trolls des brevets » [patent trolls]. Ce sont des entités à but lucratif qui ne fabriquent aucun produit, et ne vendent aucun service. Au lieu de ça, ils génèrent du revenu en faisant l’acquisition d’un portefeuille de brevets qu’ils utilisent pour forcer d’autres sociétés à leur acheter une licence, sous peine de faire l’objet d’une procédure. Pendant la dernière décennie, nous avons vu que des trolls ont menacé de faire retirer du marché des appareils populaires, que même des tâche quotidiennes ordinaires comme numériser un document à envoyer dans un courriel étaient menacées, que chaque société gérant un site web était une cible potentielle, que les victimes étaient surtout des PME, que le coût global des trolls des brevets pour l’économie se chiffrait à plusieurs dizaines de milliards de dollars par an, que certains trolls devenaient si gros que même des sociétés hi-tech géantes préféraient les financer que de tomber un jour ou l’autre dans leurs filets, que certaines sociétés avaient même choisi de vendre leur propres brevets à quelques trolls pour leur faire faire le sale boulot de récolter de l’argent auprès de leurs concurrents, etc. Tant d’ennuis que même le président des États-Unis a reconnu le problème au cours d’un débat vidéo informel. Autre conséquence souvent observée des brevets logiciels, leur utilisation comme armes de guerre économique. Une guerre entre acteurs de premier plan, aux poches bien pleines, qui maintenant dépensent moins pour la recherche et le développement que pour les brevets. Une guerre avec des enjeux financiers énormes. Le terme « guerre thermonucléaire » a été prononcé. Et il n’a échappé à personne que l’industrie des télécom était effectivement un champ de ruines, au détriment des consommateurs.
Il est vrai que les dégâts causés par les brevets logiciels se produisent surtout aux États-Unis. Néanmoins, ils se propagent de plus en plus dans les marchés et les tribunaux européens. En tout cas, ce qui a été proposé et accepté dans le paquet du brevet unitaire est clairement un pas vers l’importation des mêmes nuisances de ce côté-ci de l’Atlantique. Si au bout du compte on délivre des brevets unitaires et qu’on les fait appliquer, les brevets logiciels seront probablement aussi dangereux qu’ils le sont aux États-Unis, sinon plus. Il importe peu qu’étant donné toutes les failles juridiques présentes dans le paquet du brevet unitaire, ce dernier soit, heureusement, condamné à ne jamais voir le jour. Ce qui est de toute manière extrêmement inquiétant, c’est l’abdication de tout le pouvoir politique européen pour laisser la conception et la gouvernance du système européen de brevets au seul microcosme des brevets. Puisque cette menace a été sous-estimée, cela vaut la peine de se rappeler pourquoi, avant de jeter un coup d’œil à l’obscurité où tout cela est en train de nous conduire.
Il y a trois raisons directes pour lesquelles la menace des brevets logiciels serait exacerbée par le paquet du brevet unitaire : l’augmentation des pouvoirs conférés par les brevets, l’intensification du déséquilibre en faveur des titulaires de brevets et l’expansion du niveau d’autonomie du microcosme des brevets.
Par définition, les brevets auront plus de pouvoir sous le régime unitaire qu’il n’en ont aujourd’hui, puisqu’ils s’appliqueront à l’ensemble de l’UE – sauf l’Espagne et l’Italie, ainsi que les pays qui ne ratifieront pas l’accord sur la JUB – plutôt qu’à un petit nombre de pays. Cela signifie par exemple que les injonctions interdisant aujourd’hui la vente sur un marché national d’un produit informatique considéré comme enfreignant un brevet logiciel s’étendront désormais à l’ensemble de l’UE, ou presque. Pensez aux décisions sur certains brevets informatiques d’Apple qui ont banni certains produits Samsung aux Pays-Bas ou certains produits Motorola en Allemagne. Désormais, l’ensemble du marché de l’UE, ou presque, souffrira de ces injonctions. En outre, si l’objectif affiché du règlement concernant le brevet unitaire est atteint, à savoir faciliter l’octroi de brevets en Europe, il est probable que cela conduira à une explosion de la délivrance de brevets et des litiges sur les brevets de mauvaise qualité, en particulier sur les brevets logiciels accordés par l’OEB. C’est ce qu’on a observé ailleurs, particulièrement aux États-Unis : quand la demande et la délivrance de brevets explosent, la qualité des brevets décline. Et c’est encore plus vrai s’il s’agit de brevets logiciels.
Nous avons vu que le paquet du brevet unitaire est complètement silencieux au sujet des droits compensatoires habituels en matière de brevets (les exceptions et limitations, les droits de l’utilisateur antérieur, les licences obligatoires, etc.) Mais les déséquilibres en faveur des titulaires de brevets sont tout aussi criants dans la structure de la Cour unifiée des brevets en ce qui concerne les contrefaçons. Les affaires de contrefaçon de brevets seraient attribuées à une division nationale ou régionale, selon le pays de résidence du présumé contrevenant ou selon le pays où a eu lieu la présumée contrefaçon, et ce au choix du titulaire du brevet. Cela veut dire qu’un titulaire de brevet opérant sur l’ensemble du marché intérieur de l’UE serait en mesure de choisir le forum le plus adapté à ses besoins. Le défendeur pourrait ainsi être forcé de se défendre dans une langue étrangère et avec des lois et traditions nationales en matière de brevet qui ne lui seraient pas familières. C’est le risque de forum shopping dénoncé en particulier par Ericsson, Nokia et BAE. À l’inverse, les demandes reconventionnelles en nullité – lorsqu’un défendeur dans une affaire en contrefaçon soutient que le brevet est en fait invalide – peuvent être soit traitées par la division locale ou régionale où l’affaire est en instance, soit transmises à la division centrale. La division locale ou régionale peut statuer sur l’affaire en contrefaçon sans attendre la décision de la division centrale sur l’affaire en nullité. Cela signifie que des injonctions peuvent être obtenues pour des contrefaçons, même si le brevet est invalidé par la suite. Nokia a décrit cette « procédure de bifurcation » ou de « séparation des actions en nullité et en contrefaçon », qui est la procédure actuelle en Allemagne, comme un paradis pour les trolls des brevets. Pire, quand le titulaire d’un brevet n’est pas impliqué dans le litige, mais qu’une action a été intentée par le titulaire d’une licence exclusive, alors les demandes reconventionnelles en nullité ne sont plus permises. C’est un fait connu que les trolls des brevets créent des filiales écrans pour intenter leurs actions judiciaires. Cette caractéristique de la JUB va ouvrir un immense éventail de possibilités à ces trolls, qui fondent leur entreprise d’extorsion principalement sur les brevets logiciels.
Enfin, j’ai déjà souligné d’une manière générale comment le brevet unitaire serait complètement aux mains du microcosme des brevets. Les brevets unitaires seraient octroyés par l’OEB, structure établie par une convention internationale n’impliquant pas l’UE et totalement hors de son contrôle, qui a déjà octroyé des centaines de milliers de brevets logiciels. Les redevances de renouvellement des brevets unitaires seraient décidées par un soi-disant « comité restreint » du conseil d’administration de l’OEB, essentiellement composé de dirigeants d’offices nationaux des brevets. Puisque ces redevances seraient redistribuées entre l’OEB et les offices nationaux, en conformité avec les décisions de ce « comité restreint », il est probable que les examinateurs de l’OEB seraient incités à accorder plus de brevets, plutôt qu’à rejeter les demandes. L’année dernière, en 2012, le personnel de l’OEB a même été récompensé pour ça. Il est probable que cela mènera à la délivrance d’encore plus de brevets logiciels. Et le recrutement des juges de la JUB est également sujet d’inquiétude. Elle comprendrait un « comité consultatif » composé de juges des brevets et de juristes spécialisés dans le droit des brevets et les litiges relatifs aux brevets, ainsi qu’un « comité administratif » avec des représentants des États membres contractants. Comme pour le conseil d’administration de l’OEB, il est probable que les gouvernements choisiront les dirigeants de leur office national des brevets pour siéger dans ce comité administratif. Les juges de la JUB seraient nommés par le comité administratif sur la base d’une liste établie par le comité consultatif. Cela veut dire que les juges de la JUB, qui auraient l’exclusivité des litiges impliquant des brevets en Europe, seraient choisis par les offices des brevets, ainsi que par des juges et des juristes spécialisés, c’est-à-dire par le microcosme des brevets. Comme nous l’avons vu, la JUB comprendrait quelques ingénieurs, en tant que juges techniques. Mais on ne sait pas encore si des informaticiens seraient choisis pour ce poste. Ce que nous savons, c’est que le Parlement européen et le Conseil, contrairement à certaines versions précédentes de l’accord, ont finalement choisi de ne pas mettre de clause empêchant les membres de l’OEB d’être juges à la JUB. Pas besoin d’expliquer ce que cela implique qu’une pareille juridiction d’exception soit chargée de faire respecter les brevets logiciels. Comme aux États-Unis, le droit des brevets serait élaboré davantage par le microcosme des brevets que par le législateur. Mais à l’inverse des États-Unis, étant donné qu’aucune question importante concernant les brevets ne lui serait renvoyée, la CJUE ne serait pas en mesure de jouer vis-à-vis de la JUB le rôle de garde-fou minimal que joue la Cour suprême vis-à-vis de la CAFC.
Je pense qu’il est maintenant clair qu’avec le paquet du brevet unitaire, les brevets logiciels seraient autant dommageables en Europe qu’aux États-Unis, peut-être plus. Je ne suis pas en train de dire que l’objectif du paquet du brevet unitaire était de rendre les brevets logiciels applicables en Europe – les hobbits ne sont pas vraiment friands de théories du complot. Néanmoins, on savait dès le départ que les partisans de la brevetabilité du logiciel essaieraient d’atteindre leur but par le biais du projet de juridiction unifiée des brevets. Et la Commission européenne, le Conseil de l’UE et le Parlement européen ont tous laissé cela se produire. Non seulement c’est une honte mais cela représente clairement une capitulation devant les forces obscures du Mordor !
Parce que c’est la réalité d’aujourd’hui : tout ce qui se fait à l’aide de logiciels peut être breveté et l’est effectivement. Il n’y a pas seulement des brevets logiciels sur des algorithmes mais également sur des protocoles, des langages informatiques, des formats de fichiers, etc. Cela signifie que tout ce qui peut être effectué à l’aide de logiciels pourrait dépendre, pour sa mise en œuvre, du bon vouloir de milliers et de milliers de titulaires de brevets. Tout ! L’Internet libre ? N’y pensez même plus ! Oubliez Internet tout court ! Parce que tout logiciel utilisé pour y accéder, tout logiciel faisant fonctionner les serveurs, tout appareil de routage, tout protocole de communication, tout format de données utilisé pour échanger de l’information, tout dépendra du bon vouloir de milliers et de milliers de titulaires de brevets. Les méthodes d’affaires [business methods] sont sûrement les applications les plus connues des brevets logiciels. Mais, puisque le logiciel n’est qu’un moyen de représenter et de traiter des symboles, toute méthode intellectuelle peut être mise en œuvre par un logiciel et, par conséquent, peut être expropriée par des titulaires de brevets : les méthodes éducatives, les méthodes de divertissement, les méthodes de diagnostic médical, etc.
Pour conclure, faisons un peu de prospective – les hobbits adorent la science-fiction ! Je suis convaincu qu’un jour ou l’autre écrire du logiciel sera une façon naturelle de parler pour la plupart des gens. Un jour ou l’autre le logiciel sera un véritable moyen d’expression populaire. Un jour ou l’autre les gens interagiront les uns avec les autres au moyen de logiciel. Cela n’arrivera pas avec les brevets logiciels ! Parce que pour faire en sorte que cela arrive, nous ne pouvons pas dépendre du bon vouloir de milliers et de milliers – de millions à ce moment-là – de titulaires de brevets. Nous avons besoin d’une créativité libre. Et c’est pourquoi je crois que la lutte contre les brevets logiciels est l’une des luttes les plus importantes auxquelles prendre part. Et en Europe, cette lutte signifie vaincre le paquet du brevet unitaire.